Musique

Avec Heleen Treichler, la scène alternative perd un pilier

Figure attachante et engagée, Heleen Treichler s’est éteinte vendredi dernier. Elle-même musicienne, elle a arpenté la scène culturelle aux côtés de son compagnon, Franz Treichler des Young Gods.
Avec Heleen Treichler, la scène alternative perd un pilier
Heleen Treichler a tenu la basse dans plusieurs groupes, dont Last Torridas. ISABELLE MEISTER
Hommage

«Heleen Treichler, née Wubbe, ­rebelle, courageuse et généreuse.» Ces mots sont ceux de ses proches. Imprimés sur le faire-part paru lundi dans votre journal, ils décrivent parfaitement celle qui est partie le 17 février à Genève, «des suites d’une maladie foudroyante». Heleen Treichler, 67 ans, était «une guerrière», «une rockeuse», «un ciment» de l’avis de celles et ceux qui l’ont fréquentée. Bassiste, épicurienne et amoureuse des arts de la scène, elle était l’épouse et la partenaire spirituelle de Franz Treichler, leader des Young Gods.

La nouvelle bouleverse la famille et les ami·es d’Heleen Treichler, bien sûr. Mais aussi la scène culturelle romande, comme nous l’avons mesuré en recueillant les témoignages ici rassemblés.

C’était un rire, une gouaille rocailleuse, une chevelure aux reflets roux qu’on guettait dans les concerts. Heleen Treichler allait tout écouter, presque tout voir aussi en danse contemporaine, avec un enthousiasme débordant. «Heleen était la plus belle des personnes. Son énergie se transmettait, elle donnait la pêche, confie l’artiste et chorégraphe Marie-Caroline Hominal. J’ai eu la chance de la rencontrer et qu’on vive des moments magiques ensemble.» Amitié prolongée après la création de Yaksu Exit Number 9 puis d’une série de performances jouées au Théâtre de l’Usine et dans plusieurs festivals européens.

Avec Last Torridas

Mais le cœur du réacteur d’Heleen Treichler était rock. Elle a tenu la basse dans plusieurs groupes. Notamment Last Torridas, dès le milieu des ­années 1990, dans le sillage de Patti Smith, du grunge et du courant punk féministe Riot Grrrl. Aux côtés de Barbara Bagnoud et Moe Sieber, Karin Strescher chantait dans cette formation étroitement liée à l’Usine. «J’étais permanente du Kab et c’est en soirée que j’ai connu Heleen. A force de boire des coups en parlant musique, on a décidé de monter un groupe. La scène était hyper masculine à l’époque, on en a entendu des remarques désagréables…» Heleen est là, fonceuse, assumant son rôle de sœur aînée. «Elle était un pilier et un moteur. Il lui arrivait de nous recadrer, toujours avec bienveillance.»

Last Torridas enregistrent et se produisent sur scène aux Transmusicales de Rennes, écument les clubs et assurent la première partie de Queens of The Stone Age ou Monster Magnet. Des groupes, il y en eut bien d’autres dans la trajectoire d’Heleen Treichler: Easy, Töht Bob, Girl With a Gun, Shanghai Ladies, Perfect Women, dernièrement Lovesong(s) et, avec Franz Treichler, Jof & The Ram et Schizoid.

De Gouda à Raclette Machine

Il faut alors remonter loin, jusqu’en Hollande, à Gouda, où Heleen Wubbe voit le jour le 22 septembre 1955. Benjamine des six sœurs mises au monde par des parents mélomanes et plutôt tolérants, elle est déjà vive et curieuse de tout, «un peu garçon manqué», témoigne sa sœur aînée Clara, qui vit à Fribourg. C’est là que la famille Wubbe s’expatrie en 1962, quand le père décroche un poste de professeur de droit romain. «Pour nous, les benjamines, c’était excitant, voire exotique, d’aller vivre près des Alpes!»

«Heleen a été une figure de proue de la scène ­alternative» Cesare Pizzi

Avec les années 1970 viennent l’anticonformisme, le look Flower Power et l’immersion dans le psychédélisme. Heleen passe sa matu mais son intérêt se déporte vers Cosmos Records, le magasin «hip» de Fribourg qui l’embauche. Elle y vend des vinyles mais aussi des fringues, bijoux et shiloms. Un certain Franz Treichler, de six ans son cadet, repère cette fille au franc-parler et à la présence solaire. Le jeune homme étudie la guitare classique au conservatoire. Puis, quand la vague punk déferle et renverse la table, il adopte la crête iroquoise et monte Johnny Furgler & the Raclette Machine avec Jacques Schouwey et Cesare Pizzi, futur clavier des Young Gods. Heleen remplace Pizzi dans une formule rebaptisée Jof & The Ram. Et le trio s’improvise programmateur de rock dans ce qui deviendra bientôt Fri-Son, club phare des musiques amplifiées en Suisse romande.

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Heleen et Franz Treichler, inséparables. DR

Impliquée dans le collectif

«Heleen a été une figure de proue de la scène ­alternative fribourgeoise», insiste Cesare Pizzi. «Il y avait une effervescence à tous les niveaux: musique, graphisme, mode de vie», se souvient Franz Treichler. Collecter ses souvenirs, c’est forcément avancer en funambule entre la peine indicible et la force du lien. Euphorie partagée, élan international des Young Gods qu’Heleen accompagne à sa manière. En 1994, alors en pleine écriture de l’album Only Heaven à New York, sous contrat avec une major, Franz épouse Heleen, qui devient Treichler et s’installe à Genève, rue de Lausanne, dans l’appartement commun jamais quitté. La carrière des Young Gods prendra en compte les équilibres privés, le groupe revient en Suisse et s’enracine sur la friche d’artistes Artamis. «Heleen s’est toujours impliquée dans le collectif, confie Franz Treichler. Elle avait mal au monde, s’indignait des injustices en ouvrant le journal. Avec elle, on apprenait tous les jours…»

La générosité, elle l’a reçue en retour dans les moments difficiles. Lorsqu’un accident la prive temporairement de l’usage de ses doigts, Heleen Treichler est accueillie plusieurs semaines chez Gilles Jobin et Maria Ribot, ami·es et chorégraphes de renom. «Heleen avait cette manière d’encourager les artistes, livre Gilles Jobin. Elle nous donnait le courage de croire en ce qu’on fait parce qu’elle, elle y croyait ‘à fond’! Elle adorait l’art contemporain sous toutes ses formes, elle était franche et demandait que nos œuvres soient radicales et engagées. Et puis c’était une féministe ­aussi punk que rock!»

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