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«Que fait-on?»

À livre ouvert

Le livre Ethnographies des mondes à venir 1> Philippe Descola & Alessandro Pignocchi, Ethnographies des mondes à venir, Seuil, 2022. se veut un livre pratique, orienté vers l’action et assurément il l’est. Comment pourrait-il en être autrement lorsque la question posée dès l’avant-propos est aussi simple qu’expéditive: «Que fait-on?»

Oui, que fait-on lorsque «[n]ous sommes collectivement écrasés par un monde hégémonique régi par les lois de l’économie, où les plantes, les animaux, les milieux de vie et une quantité toujours croissante d’humains se retrouvent assignés à la catégorie des objets que l’on exploite, que l’on use jusqu’à la trame, sans la moindre retenue ni le moindre devoir de réciprocité. Comment faut-il s’y prendre pour affaiblir ce monde, le fracturer, et laisser émerger d’autres mondes, plus égalitaires, où le pouvoir politique serait non seulement réparti équitablement entre les différents humains mais aussi étendu, dans le même mouvement et de multiples façons, aux autres êtres vivants?»

On imagine aisément qu’il n’est guère aisé ni même souhaitable d’élaborer une réponse du même acabit: simple et expéditive. Aussi vaut-il la peine de se retourner sur la forme choisie par Philippe Descola et Alessandro Pignocchi, co-auteurs de ce livre: celle d’un dialogue de dialogues. A celui liant et tramant les pensées respectives d’un bédéiste écologiste et d’un anthropologue professeur au Collège de France, s’ajoute un dialogue avec des pensées adverses ou sœurs. Pensées au contact desquelles la «dimension politique» de l’anthropologie de la nature va s’affermir de plus en plus; le but étant de préciser l’apport de cette dernière «pour penser et nourrir les luttes présentes et celles qui s’annoncent» et pour offrir des «contre-points à nos manière de faire».

Parmi les pensées dites adverses figure celle d’un Frédéric Lordon, auteur à l’automne 2021 d’une charge virulente contre les dits «penseurs du vivant» 2> Cf. Frédéric Lordon, «Pleurnicher le vivant», dans «La pompe à phynance – Les blogs du Diplo», 29.09.2021. . Or plutôt que d’esquiver celle-ci, les auteurs s’en servent et lui reconnaissent une valeur – oui, en effet, la préoccupation pour le vivant pourrait «nous détourner des vraies luttes, celles qui s’en prennent aux différentes formes de domination». A l’heure d’une discussion sur le potentiel offensif des Zones à défendre (ZAD), ils ne manquent d’ailleurs pas de prolonger sa réflexion sur les coordonnées d’une sortie du capitalisme, façon pour eux de rappeler que la vie dans les ZAD n’est pas simple fuite ou quête d’échappatoire. Pour Descola et Pignocchi, l’affaire est autrement plus sérieuse et pour la décrire ils vont devoir user de termes en apparence contradictoires: ceux d’«échappatoire combative» et de «fuite offensive». On comprendra mieux ce que recèlent ces expressions en se retournant cette fois sur une pensée sœur, celle de l’anthropologue-anarchiste David Graeber.

Décédé il y a peine deux ans, David Graeber est l’auteur d’une œuvre absolument étonnante dont on peut dire qu’elle n’a pas fini de bousculer nos manières de penser. Dans un livre 3> David Graeber & David Wengrow, Et au commencement était…, Editions LLL, 2021. qui fit date, coécrit avec l’archéologue David Wengrow, il critique le schéma évolutionniste typique faisant de la tribu ou du clan le commencement de l’histoire tout en érigeant la société libérale comme son parangon. Un schéma qui a l’immense avantage, pour les possédants, de naturaliser les formes actuelles de domination et de vouer aux gémonies toute dispute à ce sujet.

Avec Graeber et Wengrow, lus ici par Descola et Pignocchi, nous apprenons au contraire que l’histoire des sociétés humaines a été «touffue, chatoyante et désordonnée», et que les humains «ont fait preuve d’une imagination politique débridée» et débordante, faite d’allers et retours et d’expérimentations contrastées. Ce qui se passe dans les marges des «Etats» ou des royaumes n’a ainsi jamais été marginal et a toujours compté.

La marge a en effet pour elle de donner à tout un chacun, hier comme aujourd’hui, par la possibilité de repli ou de fuite qu’elle offre, ou encore par les questions que nous pose sa seule existence, un véritable «pouvoir de négociation» avec l’état de fait imposé par le pouvoir, aujourd’hui celui de nos démocraties capitalistes. Le simple fait qu’il ait existé (et qu’il existe encore) des alternatives dénote la possibilité de mondes à venir plus égalitaires que le nôtre. Alors que fait-on?

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* Géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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