Chroniques

«Ça lit en toi»

À livre ouvert

Le dernier livre de Peter Szendy 1>Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture: de Platon au livre électronique, La Découverte, 2022., professeur de littérature comparée à l’université Brown, commence de fort singulière manière. Typographie à demi-effacée, caractères hésitants mais s’affirmant au fil des lignes, tutoiement assumé bien qu’un peu artificiel aux entournures et puis, tout à coup, à la septième ligne de la première page, cette interpellation qui fait mur, nous arrête et nous fait presque bégayer: «Ça lit en toi», oui «ça lit en toi».

En quelques lignes à peine, le tutoiement vient de faire douter le sujet tutoyant ainsi que le sujet tutoyé – à vrai dire, de tout l’ouvrage rien ne viendra à ce point questionner à la fois l’auteur et la personne le lisant. D’ailleurs cette dernière lit-elle vraiment? Est-ce encore elle qui lit, elle qui, d’une voix à peine audible, murmure ce texte lu? Là, au plus profond d’elle, le doute s’est logé et ne semble pas prêt de s’estomper.

Donc ça lit en toi – formule dont l’homonymie en appellera une autre –, façon pour l’auteur de conjuguer ce verbe de biais, de nous forcer à revenir à l’infinitif, au verbe avant qu’il ne soit conjugué. Lire «sans que personne, aucun lecteur individué, ne soit encore le sujet de ce verbe, lire, comme s’il était possible de le conjuguer à la manière des phénomènes météorologiques, en disant il lit comme on dit il pleut ou il neige…»

Qui n’a jamais lu un texte – ou tout au moins certains passages – en le murmurant par devers soi, en lui prêtant sa voix? Là est sans conteste un des pouvoirs de la lecture: donner une place et un lieu au lire en empruntant ou en dérobant notre voix.

Pour Szendy cette vocalité du lire s’inscrit dans une histoire remontant à l’Antiquité greco-latine où prévalait la pratique de la lecture à haute voix. Mais si nous creusons cette veine, il n’est pas difficile d’imaginer que nous puissions échapper à l’histoire de l’écriture et entrer dans celle de l’oralité, cette fois proprement abyssale. Que désormais dans ce phrasé plus ou moins syncopé s’allient en toi, c’est-à-dire en nous, toutes les histoires dites et pas seulement celles écrites.

Le hasard veut qu’en plein milieu de cette lecture, où perce parfois le carcan académique, je me sois replongé dans l’œuvre de Jack Kerouac et en particulier dans son livre Sur la route, écrit à toute allure au mois d’avril 1951 et publié seulement en 1957 après moult allers et retours avec l’éditeur Viking Press. Dans sa version originale, celle dite du «rouleau», publiée un demi-siècle plus tard, en 2007, le manuscrit de Sur la route s’étend sur un unique paragraphe de près de 40 mètres de long, l’équivalent de 350 pages. A peine plongé dedans qu’on se retrouve à le lire à mi-voix, sans d’ailleurs se ­demander pourquoi.

Peut-être parce que le texte s’ouvre avec une épigraphe de Walt Whitman nous tutoyant: «Camerado, je te donne ma main.» Peut-être parce que, plus prosaïquement, le chant de la route demande à être fredonné. Ou parce que ce n’est pas uniquement l’histoire de la route qui nous est contée mais sa géographie et que, pour y trouver nos marques, murmurer ce texte c’est se voir offrir la possibilité d’attraper au vol, outre son rythme, les grands espaces qu’il ouvre ­devant nous. Essayons:

«… Qu’est-ce que le Mississippi? Motte de limon diluée dans la nuit pluvieuse, bonde lâchée en douce des berges abruptes du Missouri, courant dissous qui dévale l’éternel lit des eaux, tribut aux brunes écumes, périple au fil d’infinies vallées et levées et fourrés, vers l’aval, l’aval encore, passé Memphis, Greenville, Eudora, Vickburg, Natchez, Port Allen, et Port Orléans, et la Pointe des Deltas, passé Potash, Venice et le Grand Golfe de la Nuit, et au-delà. Ainsi les étoiles réchauffent de leur éclat le golfe du Mexique, la nuit. De la Caraïbe douce et sulfureuse nous vient l’électricité, et de la Crête des Rocheuses, où se décident et les pluies et les fleuves, nous viennent les bourrasques, et la petite goutte de pluie chue dans le Dakota gorgée de vase et de roses s’enfle ressuscitée de la mer, s’envole refleurir dans les ondes mêlées du lit du Mississippi, elle revit. Ainsi nous, Américains, ensemble, nous tendons telle la pluie vers le Fleuve Unique de l’Ensemble qui va vers la mer, et au-delà, nul d’entre nous ne sait où…» 2>Jack Kerouac, Sur la route [Le rouleau original], Gallimard, 2010, p. 314.

Notes[+]

*Géographe, écrivain et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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