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Entre domination et résistance

Faut-il se résigner à voir disparaître le prodigieux patrimoine de milliers de langues? La menace est bien réelle, comme celle de voir des peuples las d’être niés dans leur identité profonde reprendre le chemin de la guerre. La soumission à la logique de marché culturel conduit vers un monde monochrome. Outils d’influence, les langues sont aussi des outils de partage et l’histoire démontre leur capacité d’adaptation et de résistance. Exploration du «pouvoir des langues» dans le dernier numéro de Manière de voir.
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Un large pan de ce qui fait la richesse de l’humanité disparaît sous nos yeux, sans émotion collective. Le siècle en cours pourrait voir s’éteindre avec leurs derniers locuteurs la majorité des plus de 7000 langues répertoriées dans le monde. La plupart restaient protégées par leurs zones de refuge: des isolats de montagnes ou des forêts denses. Mais le grignotage de la moindre parcelle sauvage au détriment des peuples autochtones et la mondialisation croissante des échanges avancent tel un rouleau compresseur culturel.

Le pouvoir des langues ne s’exerce pas que symboliquement. La domination de quelques-unes prend une forme éminemment politique quand elles s’imposent contre les langues maternelles, bousculant les identités intimes. Si la formation des nations doit souvent davantage aux religions, les langues ne représentent pas moins – voire de plus en plus – un ferment qui met les peuples en mouvement. Les batailles pour défendre la «langue de sa mère» peuvent prendre des formes pacifiques comme en Catalogne ou au Québec, mais elles ont aussi conduit sur le chemin de la guerre, du Sri Lanka à la Géorgie, du Bangladesh à l’Ukraine.

Cette nouvelle livraison de Manière de voir* compte une vingtaine de cartes et d’infographies dressant un état des lieux, tout en éclairant les dynamiques en cours dans les usages, l’enseignement ou la représentation des principaux idiomes au sein des institutions internationales. Une carte-affiche présente également en grand format les pays du monde selon l’écriture qu’ils utilisent. L’homogénéité occidentale autour de l’alphabet latin contraste avec la diversité asiatique et en particulier celle de l’Inde.

Depuis l’époque moderne, quelques grandes langues ont émergé, facilitant la communication d’une région, d’un pays, voire d’un continent à l’autre. La mise en partage d’un vecteur commun a souvent permis de consolider les constructions nationales. Au niveau international, elle facilite les rencontres, les coopérations. Mais les aires culturelles révèlent aussi un pouvoir d’influence et des intérêts en compétition.

Quand le mauvais rêve d’une langue unique réapparaît, porté par l’industrie du divertissement et les zélateurs de l’anglais, il convient de rappeler que chaque jour s’invente ou s’enrichit une langue, à l’échelle d’un pays comme le Luxembourg, d’un espace commun (dialecte, patois) ou d’un groupe (jargon, argot, sabir, etc.). L’imagination humaine renverse ou contourne les grammaires lorsqu’elles sont trop normatives, comme les carcans politiques quand ils deviennent trop étroits. Même un «petit peuple», comme celui des Islandais, peut défendre et enrichir une langue qui compte, y compris dans la littérature mondiale.

Aux contributions inédites de la rédaction du Monde diplomatique s’ajoutent les regards de spécialistes ou de témoins, au cœur des institutions comme de l’histoire en train de s’écrire. La bédéiste Lisa Mandel ajoute sa touche d’humour. Et les œuvres de Fabienne Verdier qui accompagnent l’ensemble feront voyager le lecteur entre calligraphie traditionnelle chinoise et création contemporaine.

*«Le pouvoir des langues. Identités, domination, résistance», Manière de voir no 186, décembre 2022-janvier 2023. Bimestriel édité par Le Monde diplomatique, www.monde-diplomatique.fr

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