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«Endiguer le populisme»

La gauche doit retrouver la confiance des milieux populaires, selon René Longet. Face aux dynamiques nationalistes et d’extrême-droite, et en particulier leur «attraction exercée sur des milieux défavorisés», l’ancien élu socialiste propose des pistes de réflexion, qui passent par la mise en place d’une voie médiane.
«Endiguer le populisme»
René Longet: «Tandis que l’extrême droite trouve les mots pour flatter le milieu populaire, ses adversaires n’ont eu rien de mieux à faire que dénigrer ceux dont ils recherchaient les voix.»; «Populism», collage, Berlin 2008. DR CASE/FLICKER/CC- CC BY-NC 2.0
Opinion

Désormais, plus de la moitié de l’humanité vit dans des régimes autoritaires, voire franchement dictatoriaux, dont les dirigeants ne cessent d’affirmer que l’Etat de droit et la démocratie seraient des impostures néocolonialistes inadaptées aux cultures non occidentales, tout en se gardant de questionner leurs peuples à ce sujet. Dans les Etats connaissant la démocratie, une part importante de l’électorat vote pour des formations dont les contenus politiques oscillent entre la droite ultraconservatrice et l’extrême-droite. Nationalisme agressif et exclusif, mise en avant de la famille «traditionnelle» comme seule légitime, destruction accélérée de l’environnement, culte du chef, intégrisme religieux, tout cela rencontre un écho croissant, en particulier aussi dans les milieux socioculturellement défavorisés.

Ainsi ce sont les catégories populaires qui ont fait la différence en soutenant un Brexit pourtant présenté comme une «libération» des règles écologiques et sociales de Bruxelles. La superposition est presque parfaite entre les territoires en déshérence et le vote Rassemblement national en France (et AfD en Allemagne). Le vote massif pour un parti aux origines mussoliniennes en Italie interpelle. Aux Etats-Unis et au Brésil s’ajoute le rôle délétère des extrémistes évangélistes, variante chrétienne de l’intégrisme islamiste.

A force de cultiver les angoisses, l’opposition entre «eux» et «nous», les raccourcis abusifs et les affirmations fallacieuses, de stimuler les mauvais côtés de l’être humain, l’extrême-droite est en train de changer le référentiel d’une bonne partie de la population et de faire voter les moins favorisé·es aux antipodes de leurs intérêts.

Tout pour aggraver les difficultés, rien pour les résoudre

Au niveau social, ces mouvements n’ont jamais porté aucun changement structurel et font au mieux de l’assistanciel, rendant les gens dépendants d’eux. L’extrême-droite n’a jamais proposé d’instaurer une fiscalité progressive, une lutte contre les paradis fiscaux ou un cadrage des activités des multinationales (vidant de son sens le souverainisme dont elle se réclame). Au niveau écologique, ces mouvements accélèrent la course à l’abîme en mettant le feu à la forêt tropicale, en prônant le climatoscepticisme (petit frère du créationnisme) et en multipliant les forages pétroliers, dans une idéologie de la conquête de l’Ouest sortie tout droit du XIXe siècle.

Au niveau de l’Etat de droit, là où les populistes gouvernent, on met au pas la presse et la justice, on muselle la société civile, on discrimine les opinions dissidentes et on les accuse d’être à la solde de l’étranger. On voit cela en Inde, en Hongrie, en Pologne, en Turquie. On restreint les libertés individuelles en combattant le mariage pour tous et le droit à l’avortement et on fragilise le vivre-ensemble en jouant les catégories les unes contre les autres. Ainsi, en Suisse, la stratégie de l’UDC d’opposer villes et campagnes trouve un écho, alors que ce sont bien les villes qui achètent les produits de nos paysan·nes et qui assurent – en finançant les subventions fédérales – la moitié de leur revenu.

Et la plupart des populistes se pâment devant la gouvernance russe ou chinoise, alors que la moindre des critiques – dont elles et ils usent et abusent en Occident – les y conduirait directement et rapidement en prison – ce n’est pas la plus petite de leurs contradictions. Ainsi, Trump a pu, sans perdre aucun de ses soutiens, dire de son «collègue» de Corée du Nord que c’était un «nice guy» dans une Amérique où l’anticommunisme reste un réflexe quasi reptilien. Ainsi, une bonne partie des antivax affirmaient être en dictature en raison de mesures sanitaires – qu’ils et elles contestaient pourtant en toute légalité…

Tordons tout d’abord le cou à la légende voulant que la gauche aurait perdu la confiance des catégories populaires parce qu’elle ne serait pas assez à gauche. Le large rejet de la nouvelle constitution chilienne, pourtant fruit d’un vaste mouvement social, le refus en Suisse de la loi sur le CO2, donnant un coup d’arrêt aux engagements pour le climat, le soulignent.

Répondre aux angoisses à la base du populisme

Un élément du divorce entre les milieux défavorisés et la gauche est que beaucoup des personnes professant des idées humanistes et favorables à l’égalité de chances ne font pas partie des catégories déshéritées. Ces personnes bien intentionnées vivent autrement qu’elles, se nourrissent à d’autres sources, habitent d’autres lieux, sont moins dans la contrainte de l’immédiateté, ne partagent pas leur quotidien – ce qui ne les empêche pas d’en parler avec compétence.

Seules une relation interpersonnelle, l’empathie, le contact, la parole chaleureuse, compréhensive et compréhensible, permettent de parer à cet éloignement. Sinon les «humanistes» pourront être ressenti·es comme bien à l’abri de la lutte quotidienne pour l’emploi, le logement, la sécurité et des difficultés de cohabitation avec des personnes aux habitudes et origines différentes. Et quand cette «élite» invoque une «ouverture» dont, au contraire du «petit peuple», elle ne craint rien, celui-ci cherche refuge auprès du premier ou de la première populiste venu·e.

Au-delà du sentiment d’être objet et non sujet du discours, il y a aussi le discours lui-même. Lorsqu’un président français «de gauche» qualifie des populations défavorisées de «sans dents» ou qu’une Hillary Clinton les caractérise comme «déplorables», cela ne peut que nourrir le sentiment qu’on n’est rien et qu’on ne pèse rien. Tandis que l’extrême-droite trouve les mots pour flatter le milieu populaire, ses adversaires n’ont eu rien de mieux à faire que dénigrer ceux et celles dont ils recherchaient les voix…

Sur un certain nombre de sujets qui inquiètent, la gauche est soupçonnée de préférer l’étranger à l’habitante, l’arrivante au résident, celui ou celle qui est «différent·e» à celui ou celle qui est dans le moule majoritaire, l’«assisté·e» au/à la working poor. Il est indispensable de dissiper ces malentendus, en rappelant que les droits économiques, sociaux et culturels (consignés dans le Pacte y relatif des Nations Unies) ont valeur universelle.

En matière climatique, ne parlons pas de «supprimer» la voiture ou la viande, car la justice climatique postule que chacun·e doit contribuer à la hauteur de ses responsabilités: ce ne sont à l’évidence pas les pauvres qui polluent le plus. De plus, tant la viande que la voiture restent des marqueurs sociaux forts. Alors si l’on pouvait déjà réduire le besoin de se déplacer en voiture et accepter de rouler avec des véhicules moins puissants et mieux partagés, et de ne manger que de la viande d’animaux se repaissant d’herbe de proximité, ce serait déjà une bonne chose.

Il y a une grande différence entre être fier·ère de son identité – souvent multiple d’ailleurs –, de ce qu’on est et de son parcours, et un nationalisme agressif et niveleur. La gauche a-t-elle toujours fait cette distinction? La question de la sécurité n’a pas non plus été un thème majeur d’une gauche trop souvent mal à l’aise avec ce sujet. Or la sécurité pour toutes et tous est un droit, qui doit s’exercer dans le strict respect de l’Etat de droit. Dénier ce droit aux plus fragiles est une inégalité qui ne peut que nourrir le sentiment d’injustice et d’abandon.

Concernant la migration et les migrant·es, dans le milieu populaire, on est certes prêt à partager, étant souvent aussi passé·e par là. Mais on ne veut pas être seul·e à le faire et on ne veut pas être dupe d’un discours moralisateur dans lequel on craint d’être oublié·e dans ses besoins. Et on veut que les arrivant·es d’une autre culture ou religion aient à faire de vrais efforts d’adaptation. Il ne faut pas occulter ces difficultés. Préciser les contours d’une politique migratoire de gauche est indispensable.

Et attention à ne pas renforcer sans le vouloir certains amalgames de l’extrême-droite. Ainsi le débat sur la burqa, dont des féministes défendaient au nom de la tolérance religieuse le droit de la porter, a contribué à entretenir la confusion entre islam et islamisme promue par l’extrême-droite pour propager le fantasme de la non intégrabilité des personnes musulmanes.

Combattre les fake news

Attisées et alimentées par le populisme, les théories du complot les plus délirantes, allant du terreplatisme aux hallucinations du mouvement QAnon, éclatent telles des bulles sorties d’un marécage nauséabond. D’autres affirment qu’on n’est jamais allé sur la Lune ou qu’un petit groupe occulte tire toutes les ficelles du monde. Et malgré 7 millions de voix de retard, une majorité d’électrices et d’électeurs républicains reste persuadée que Trump a gagné, mensonge de base qui fait du perdant une victime et l’innocente par avance de tous ses comportements illégaux et indignes d’un président.

Aucune fake news ne doit rester sans réponse, car seule une claire séparation entre faits et opinions permet de tenir des débats qui font sens. Ne pas avoir souligné lors de la campagne de 2016 qu’il y avait huit fois plus d’emplois dans les énergies renouvelables aux Etats-Unis que dans un charbon condamné à terme, ni présenter de plan de reconversion ont été des erreurs lourdes de conséquences.

Enfin, enfermer la souveraineté dans le cadre des seuls Etats revient à se condamner à l’impuissance. Car sans un système multilatéral efficace, il n’y a aucune chance de corriger les déséquilibres majeurs sur notre planète. De même, hors d’une union politique forte, aucun des Etats du continent ne saurait peser face aux puissances qui se disputent le monde; c’est ainsi, aussi, qu’une Europe solidaire à l’interne et à l’externe pourra être perçue comme un espace suscitant un «patriotisme européen».

Oui le curseur dans le milieu populaire s’est déplacé à droite. Mais pour pouvoir changer cette réalité, il faut d’abord accepter de la voir telle qu’elle est. Ce n’est qu’ensuite, dans le plein respect de ses interlocuteurs tels qu’ils ou elles sont et non tels qu’on voudrait qu’ils ou elles soient, qu’il sera possible de commencer à en être entendus. Les seuls combats perdus d’avance sont ceux qu’on ne s’est pas donné les moyens de mener.

René Longet est ancien conseiller national, ancien député genevois et ancien conseiller administratif à Onex (PS).

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