Culture

La banalité du bien

L’auteure russe Gouzel Iakhina lance un appel pour la paix.
La banalité du bien
Lue dans le monde entier, l’auteure russe Gouzel Iakhina lance un appel pacifiste. GEORGUI KARDAVA
Russie et Ukraine

J’écris ce texte pour mes amis, éditeurs, traducteurs et lecteurs à l’étranger. Il m’est difficile d’écrire: il faudrait avoir les idées claires, retrouver le calme, alors que les émotions me submergent en ce moment. Il m’est encore plus difficile de comprendre ce qui se passe en Russie et en Ukraine. Mais il serait inadmissible de me taire à cette heure. Et je vais tenter de dire quelque chose.

Ce n’est pas ma guerre. Je refuse de la considérer comme mienne

Quatorze ans de ma vie – toute mon enfance et mon adolescence – se sont déroulés en Union soviétique. A cette époque, l’idéologie communiste était déjà agonisante. Nous, les pionniers1>Organisation de jeunesse communiste (pour les écoliers de 10-14 ans), nous y croyions encore, mais à demi, pas sérieusement. Par contre, nous croyions vraiment à une chose: la paix. La machine de propagande enclenchée à l’aube de l’époque soviétique fonctionnait parfaitement, mais elle produisait désormais une rhétorique moins communiste que pacifiste. «L’URSS est un bastion de la paix», «La paix dans le mon­de!», ces slogans étaient dessinés sur les murs de chaque jardin d’enfants et de chaque école. Le premier cours de chaque année scolaire, dans chaque classe, était invariablement consacré à la paix.

Les chansons, les poésies sur la paix étaient au programme de toute manifestation de pionniers (et elles étaient nombreuses). Des colombes de la paix décoraient chaque classe, chaque journal mural et chaque cahier d’écolier. Nous croyions en ces colombes, sincèrement, comme seuls les enfants en sont capables. La foi en la paix faisait partie intégrante de toute enfance soviétique et, partant, de la personnalité de chacun d’entre nous. Cette foi nous semblait inébranlable et devoir durer toujours.

Je comprenais aussi que la guerre était si horrible que ceux qui l’avaient vécue se taisaient. Mon grand-père avait combattu quatre ans pendant la Deuxième Guerre mondiale, mais il ne disait pas un mot sur la vie au front: il protégeait ses enfants et ses petits-enfants par son silence.

Aujourd’hui, des tanks russes avancent sur une terre étrangère. Je peux à peine le croire. Je suis si profondément révoltée que je voudrais hurler. J’ai de la peine à trouver les mots, ils sont tous trop faibles. L’amertume, la colère, la peur, l’impuissance – à l’extrême. La nouvelle du 24 février 2022 m’a écrasée. Mon monde n’a pas été bouleversé, mais détruit. Je ne comprends pas pourquoi l’inoculation du pacifisme n’a pas empêché cela.

J’écris en mon nom, mais toutes mes connaissances et mes amis ressentent la même chose. Parmi mes proches et moins proches, je ne trouve personne qui soutienne cette guerre. Les réseaux sociaux débordent de colère et de demandes, d’appels, de revendications à mettre fin aux opérations militaires.

Il est temps de passer aux vérités toutes simples, et de les répéter sans fin. «Non à la guerre.» «La paix dans le monde.» «La vie humaine est plus précieuse que tout.» Nous allons les répéter tant que ces ténèbres ne seront pas dissipées. Nous allons affirmer la banalité du bien, pour ne pas nous heurter ensuite à la banalité du mal.

Ce n’est pas ma guerre. Je refuse de la considérer comme mienne.

Notes[+]

25 février 2022, traduit du russe par les Editions Noir sur Blanc

Gouzel Iakhina est une auteure russe qui vit à Moscou. Elle a publié trois romans, lus par des millions de lecteurs en Russie et à travers le monde. Deux de ses romans sont traduits en français à ce jour: Zouleikha ouvre les yeux (Noir sur Blanc, 2017 / Libretto, 2021) et Les Enfants de la Volga (Noir sur Blanc, 2021, critique dans Le Courrier du 27 août 2021).

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