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«Je prêchais dans le désert…»

A la lumière de son parcours d’enseignante genevoise, Huguette Junod, aujourd’hui retraitée, témoigne de l’absence des femmes dans les manuels scolaires et des stéréotypes de genre véhiculés par l’école dans la seconde moitié du XXe siècle.
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Durant mon enseignement à l’école secondaire genevoise, j’ai tenté de sensibiliser mes collègues et la hiérarchie au sexisme que véhiculaient l’enseignement, les manuels, les habitudes, les attitudes. Pendant toutes ces années, j’ai eu l’impression de prêcher dans le désert. Généralement, le problème était nié, je passais pour l’emmerdeuse de service, on se moquait de moi ou on m’agressait verbalement. Mais, certaine que la cause était juste, je persistais.

Quelques exemples me reviennent. J’enseignais au Cycle de la Golette, à Meyrin, le français et l’allemand. On nous présente une nouvelle méthode: Vorwärts International (Leeds, 1974). Les présentateurs semblent fiers de ce manuel «moderne». Je l’ouvre et tombe sur un dessin qui se veut humoristique. Une femme ouvre le capot de sa voiture et trouve un billet de son mari: «Le moteur est à l’arrière». J’ai dénoncé ce sexisme d’un autre âge, ce qui n’avait pas frappé les promoteurs, ni mes collègues, d’ailleurs. Mais on nous mettait devant le fait accompli, la méthode avait été approuvée et achetée pour le canton de Genève, voire la Suisse romande. J’ai donc dû l’imposer à mes élèves. Au moins, je pouvais exercer leur sens critique.

On nage dans les clichés: les hommes travaillent à l’extérieur et commandent à la maison. Les mères des trois familles censées représenter le modèle allemand sont des ménagères obsédées par la propreté et la nourriture. On s’intéresse à l’avenir professionnel des garçons, pas à celui des filles. Au cours des leçons, c’est Hans qui donne des explications et détient le savoir. Liselotte, en séjour linguistique dans sa famille, pose des questions stupides. Vorwärts signifie «en avant», il s’agit plutôt d’une régression, six ans après Mai 68.

En français, nous n’étions guère plus gâté·es. Le livre de littérature recommandé pour le secondaire post-obligatoire était 2de Littérature, textes et méthode (Hatier, 1996). On y trouve en tout 6 femmes sur 94 auteurs, soit 6,4%. Personnellement, j’enrichissais cette «base» par des autrices, mais combien de collègues se contentaient du manuel? Lorsque nous nous réunissions, les 4 ou 5 profs de matu, pour préparer l’examen de dissertation, je rédigeais une note, avant la réunion, pour demander aux collègues de proposer quelques citations de femmes, en vain, hommes et femmes confondu·es. J’apportais alors uniquement des citations de femmes, ce qui m’était reproché (!), afin de soumettre un choix, et je devais insister pour que nous en retenions une…

Je me suis également battue pour que nos programmes de littérature comportent au moins une femme et un·e auteur·trice suisse romand·e. Certain·es faisaient d’une pierre deux coups en abordant une autrice romande!

Entre 1995 et 1998, j’ai fait partie de la première volée des Etudes genre. Mon travail de diplôme portait sur le sexisme des manuels scolaires utilisés à Genève au XXe siècle. J’en ai consulté des centaines, aucun n’est entièrement égalitaire…

Pendant ma scolarité, y compris lors de mes études de lettres à l’université de Genève (1967-1970), je n’ai lu aucune femme. Les autrices, je les ai trouvées par moi-même. Peu à peu, je me suis rendu compte qu’il y a eu des femmes importantes depuis l’Antiquité, dans tous les domaines, mais on les a systématiquement laissées dans l’ombre. Avec émerveillement, j’ai découvert Sappho, Hypathie, Artemisia Gentileschi, Emilie du Châtelet, Olympe de Gouges, Louise Michel, Flora Tristan, Grace Hopper, Ada de Lovelace, Nellie Bly, Camille Claudel, Isadora Duncan, Rosa Bonheur, Alice Guy, Alexandra David-Néel, Rosalind Franklin. Et les pionnières féministes grâce auxquelles les femmes ont obtenu le droit de vote: l’Américaine Lillie Devereux Blake, la Française Hubertine Auclerc, les Britanniques Millicent Fawcett et Emmeline Pankhurst…

Aujourd’hui, enfin, on rend hommages à toutes ces femmes qui ont compté et comptent encore pour l’humanité. Partout, la présence des femmes devient une évidence. Peut-être depuis #MeToo, un coup de tonnerre, une déflagration qui n’a épargné personne. Je m’en réjouis.

Huguette Junod est écrivaine, de Perly (GE).

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