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La francophonie, cible de choix des cyberescrocs

EST-CE BIEN RAISONNABLE?

Malgré les innombrables reportages et témoignages sur les «arnaques aux sentiments» pratiquées par de jeunes escrocs depuis des pays lointains, généralement africains, ce phénomène est en plein boom. Comment l’expliquer? Pour le professeur Olivier Beaudet-Labrecque, doyen de l’Institut de lutte contre la criminalité économique (ILCE), qui, en collaboration avec la Haute Ecole de gestion Arc, a piloté plusieurs études sur la question, la pandémie du Covid y a certainement contribué: de nombreuses personnes qui se sont retrouvées seules chez elles ont franchi le pas pour trouver un compagnon ou une compagne en ligne, avec, à la clé, des chances élevées de tomber sur un des innombrables cyberarnaqueurs qui ont investi les sites de rencontres.

Côté prévention, si celle-ci fonctionne plutôt bien pour les escroqueries sur internet, ce n’est pas le cas pour les «arnaques aux sentiments». «On touche là à un domaine purement émotionnel, qui relève de l’intime, et donc plus difficile à prévenir», relève-t-il. Il semble en effet plus difficile de faire comprendre rationnellement à une victime qu’elle est «tombée dans le panneau», et donc de la protéger, alors qu’elle avait mis tout son cœur et ses espoirs dans cette relation virtuelle, y laissant souvent au passage une bonne partie de ses économies, voire de son deuxième pilier.

Les adresses IP des cyberarnaques étant en grande majorité localisées en Côte d’Ivoire, Olivier Beaudet-Labrecque et son équipe de chercheurs ont tenu à présenter la semaine dernière leurs résultats à Abidjan, qu’il qualifie avec humour de «Mecque des ‘brouteurs’» – un terme utilisé en Côte d’Ivoire pour désigner ces jeunes escrocs. Si la langue parlée ne joue aucun rôle en matière de hacking pur et dur, ce n’est pas le cas pour les «arnaques amoureuses». Fait piquant: dans la mesure où une grande partie des cyberarnaqueurs sont francophones, la Suisse romande, la France, la Belgique et le Québec sont davantage touchés que d’autres régions linguistiques – notamment la Suisse alémanique. L’hypothèse de l’ILCE concernant la Suisse est la suivante: comme la francophonie est plus vaste que la germanophonie ou l’italophonie, avec un hub très net en Côte d’Ivoire et quelques autres pays africains tels le Bénin ou le Togo, cette particularité ouvre la porte à un nombre plus élevé d’arnaques aux sentiments en Romandie francophone.

C’est en tout cas la zone linguistique sur laquelle se concentre une partie des recherches de l’ILCE et de la HEG Arc, les deux institutions neuchâteloises ayant acquis une expertise internationale sur ces questions. «Pour un cybercriminel ivoirien, viser la France, la Belgique ou la Suisse ne fait guère de différence», explique ainsi le professeur Beaudet-Labrecque. Il semble en revanche que des «brouteurs» se soient spécialisés sur le Canada: les moyens de paiements sont différents des systèmes européens et, compte tenu du décalage horaire, ils ne «travaillent» pas aux mêmes heures que leurs «collègues» actifs sur l’Europe.

Pour autant, il ne faut pas oublier que la majorité des cyberarnaques perpétrées par ces jeunes Ivoiriens déboussolés et attirés par l’argent facile sont dirigées à l’encontre de leurs propres concitoyen·nes. Malgré les moyens mis en place par les autorités ivoiriennes, conscientes de l’impact désastreux de ces pratiques sur l’économie du pays et du dégât d’image qu’elles engendrent, le nombre de plaintes déposées auprès de la Plateforme nationale de lutte contre la cybercriminalité augmente chaque année. Laissant sur le carreau des citoyen·nes comme des entreprises qui se sont fait siphonner leurs liquidités par des jeunes de leur propre pays, aux criminelles compétences.

Catherine Morand est journaliste.

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lundi 8 janvier 2018

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