Chroniques

«Elle a du caractère»

Écrire, l’air de rien

Le GPS m’a fait passer par les petites routes. Il n’est pas encore huit heures. Les paupières gonflées de sommeil, j’enchaîne les cafés tout en conduisant. A travers les vitres, la campagne du Pas-de-Calais émerge à peine de la brume. Il fait froid et noir: l’hiver, partout. Une usine crache une fumée blanche qui finit par se laisser convaincre d’épouser les nuages. Deux arbres, immenses, tentent une résistance à l’horizontalité. Et c’est là, juste à droite, qu’elle apparaît brutalement.

Elle est comme toutes les autres: hauts murs, barbelés, caméras, drapeau français en façade. Du gris et du tranchant.
– Bonjour, j’interviens au scolaire pour le projet «Dis-moi dix mots».
– Félicitations! me renvoie le surveillant moustachu à travers la vitre opaque. Il est jovial. Une tête à faire de la moto dans les années 1980 avec un t-shirt à fleurs, pas à tenir la conciergerie d’un lieu de privation de liberté.

Portique, échange de carte d’identité contre badge, longs couloirs parsemés de lourdes grilles tous les dix ou quinze mètres. J’aperçois la cour de promenade. Trois hommes y discutent, l’œil encombré de fatigue, le pas lent. Et la partie dédiée au scolaire, comme une oasis soudaine en haut de l’escalier. De la couleur, des dessins aux murs, des livres, des crayons. Une femme en robe verte et bleue: l’enseignante.

L’atelier du jour mêle des hommes de tous âges. Des vieux condamnés depuis des années vont écrire aux côtés de jeunes qui découvrent l’absence de liberté pour la première fois. Ça râle un peu du côté des jeunes, mais, entraînés par la soif d’activité des plus âgés, on s’y met assez rapidement.

En prison, les jeunes s’arrangent avec le thème pour toujours écrire sur la même chose: la drogue, l’alcool, les armes, les filles. Ils enfilent un costume de lascar, alors qu’ils ont l’enfance encore arrimée au corps, ça se voit à leurs joues rebondies, à leur regard espiègle.

Les plus âgés, eux, parlent davantage d’amour. Ils s’arrangent avec la consigne, aussi, mais pour parler de leurs enfants et des femmes qui comptent: les mères, les compagnes, les sœurs. Ces femmes que je croise parfois devant l’entrée, panier de linge à la main. Celles qui se sont levées au milieu de la nuit pour être ici au petit matin après des heures de transports en commun, les bras chargés d’un linge qui sent le savon et la maison.

Je m’installe dans la petite pièce. On écrit sur les mots qui (d)étonnent, c’est le thème cette année de Dis-moi dix mots, un programme national autour de la langue française. Entre les mots qui disent la drogue, l’alcool et les péripatéticiennes, un jeune homme écrit:
«Je m’étonne de mon ex car elle est chiante.»

Il réfléchit, lève les yeux au plafond (j’allais écrire «au ciel», mais il n’y a pas de ciel ici, ou si peu, un triangle négocié avec les hauts murs d’enceinte pour attraper un peu de bleu dans le gris), il raye la fin de sa phrase, de plusieurs traits, et réécrit:
«Je m’étonne de mon ex car elle est chiante elle a du caractère.»

Un autre, un quarantenaire abîmé, d’une écriture régulière et appliquée, déposée là par une main noueuse et maladroitement tatouée:
«Je m’étonne de l’amour car»
Il suspend son crayon un instant. Lève les yeux vers le même plafond. Et poursuit:
«Je m’étonne de l’amour car c’est si fort en moi.»

Rozenn Le Berre est journaliste et autrice.

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mercredi 14 septembre 2022

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