Qui sont les opprimé·es?
Sur le plan philosophique, l’identification de la figure des opprimé·es a été et est encore l’objet de controverses.
La figure de l’opprimé à travers le temps. On peut considérer que, de la démocratie grecque à Jean-Jacques Rousseau, la figure de l’opprimé s’est incarnée dans l’histoire de la pensée philosophique occidentale sous la forme du citoyen qui lutte contre le tyran ou le despote. Ce citoyen est alors un homme occidental propriétaire. Cette conception de l’opprimé constitue le fondement aussi bien du libéralisme politique que du républicanisme.
On peut considérer que l’histoire des XIXe et XXe siècles correspond à la reconnaissance d’autres sujets opprimés en lutte pour leur émancipation: les ouvriers, les personnes colonisées et/ou esclavagisées, les femmes, puis plus récemment les personnes LGBT.
Le XXe siècle a été marqué entre autres par l’hégémonie du marxisme dans la définition de l’opprimé, avec la figure du prolétaire. Les autres mouvements d’émancipation, en dehors du mouvement ouvrier, ont eu à se définir par rapport au marxisme dont ils ont pu reprendre parfois certains concepts. Mais ils ont dû également justifier la légitimité et l’autonomie de leur lutte par rapport à la centralité de la question sociale affirmée par le marxisme.
Autonomie et vulnérabilité
Le libéralisme politique et le républicanisme ont associé la liberté politique et donc l’émancipation à la notion d’autonomie. Etre émancipé, c’est être un sujet capable de penser par soi-même, sans tuteurs, et donc de jouir de la liberté de conscience et d’expression. Cela constitue le fondement des libertés individuelles libérales. Etre un citoyen libre, cela peut être également, comme l’affirme Rousseau, participer à la formation de la volonté générale. Etre libre, c’est obéir à la loi que l’on s’est prescrit.
L’autonomie a pu être également revendiquée sous une autre forme, entre autres par les mouvements ouvriers, antiracistes et féministes. «L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes» proclamait la Première Internationale. L’autonomie désigne alors la capacité pour les opprimés de s’organiser et de revendiquer par eux-mêmes sans être soumis à une tutelle.
Cette revendication d’autonomie se trouve également portée par les mouvements anti-validistes (contre l’oppression des personnes handicapées) et les mouvements anti-adultistes (contre l’oppression des enfants). Les personnes en situation de handicap et les enfants devraient être considérées dans tous les cas comme des personnes autonomes.
Cette revendication d’autonomie est néanmoins contestée dans certaines situations. Dans le cas des enfants, une limite, mise en avant par le mouvement féministe, porte sur la capacité des enfants à consentir à des relations sexuelles avec des adultes. Dans le cas des personnes en situation de handicap, les théoriciennes féministes du care (éthique de la sollicitude) soulignent le cas des personnes en situation de dépendance extrême qui ne seraient pas en capacité d’accéder à une vie autonome.
Les militant·es anti-validistes ont dénoncé, pour le cas du handicap, le risque de paternalisme que comportent les théories du care qui peuvent venir justifier le maintien dans la dépendance à autrui des personnes en situation de handicap.
Vulnérabilité et non-humains
Les théories du care ont eu également un autre impact à partir de la notion de vulnérabilité dans la définition de l’opprimé. En effet, si la capacité à l’autonomie ne constitue pas une condition sine qua non pour reconnaître un groupe comme sujet à des oppressions sociales, alors il est possible d’ouvrir la catégorie d’opprimé à des non-humains comme les animaux. Dans ce cas, l’être humain aurait donc le devoir moral de prendre soin des animaux et d’autres entités non-humaines comme les fleuves, les montagnes, etc.
Néanmoins, certains écologistes reprochent aux théories du care leur anthropocentrisme. Elles ne rompraient pas avec la tendance à doter l’être humain d’un statut spécial sur Terre, et donc en définitif supérieur. Au contraire, pour ceux et celles qui défendent une écologie non-anthropocentrée, il s’agit de repenser le statut moral et juridique des humains et des non-humains, et d’établir une nouvelle alliance.
Cependant, ces nouvelles approches écologistes se heurtent à une difficulté, dans la mesure où elles érigent l’être humain en représentant du point de vue des non-humains. De ce fait, elles sont conduites à renoncer à une dimension qui avait été centrale dans la constitution des groupes sociaux opprimés en sujet politique, à savoir la revendication d’autonomie.
Certains auteurs et autrices, à la suite de Donna Haraway, revendiquent d’écrire du point de vue de l’animal, en prenant exemple sur les théories du point de vue féministe. Mais, les théories féministes se sont élaborées sur l’idée qu’il s’agissait pour les femmes de pouvoir s’exprimer par elles-mêmes, et non par l’intermédiaire de représentants qui traduiraient leur point de vue.
* Sociologue et philosophe de formation, cofondatrice de l’IRESMO (Institut de recherche et d’éducation sur les mouvements sociaux), Paris, iresmo.jimdo.com.