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Loin des Martiens

La science-fiction est une grande lanceuse d’alerte: certaines de ses prévisions apocalyptiques se sont réalisées, comme le pointe la dernière livraison de Manière de voir. Mais la SF ne fait pas qu’exagérer le présent, elle propose aussi de le faire bifurquer. De Philip K. Dick à Alain Damasio, en torpillant les «évidences» qui nous condamneraient à un avenir déjà écrit, elle active le refus de la résignation.
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Contrairement à sa réputation, la science-fiction (SF) est remarquablement réaliste. A sa façon. La preuve, bon nombre de ses rêves les plus fous se sont concrétisés. De ses cauchemars, aussi, comme le montre la dernière livraison de Manière de voir1>«Science-fiction – Vivement demain?», Manière de voir no 184, août-septembre 2022, bimestriel édité par Le Monde diplomatique, www.monde-diplomatique.fr. On sait que les maîtres des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) s’en inspirent – le terme de «métavers» cher à M. Mark Zuckerberg, pour s’en tenir à cet exemple, vient directement d’un roman de Neal Stephenson (Le Samouraï virtuel, 1992) et l’idée même de monde virtuel apparaît dans Simulacres, de Philip K. Dick, dès 1964.

Depuis 2019, bien après que la Central Intelligence Agency (CIA) en a fait de même, l’armée française, peu portée pourtant sur le fantasque, fait appel avec le projet Red Team aux écrivains de SF pour imaginer les conflits du futur, et éventuellement les moyens de leur résolution. Comme le précisait la ministre des Armées d’alors, Mme Florence Parly, «c’est un projet très sérieux». Quand on sait que, sous la présidence de Ronald Reagan, l’Initiative de défense stratégique baptisée «Guerre des étoiles» a été fortement influencée par des auteurs de SF, quand on voit s’étendre la surveillance et le contrôle comme dans les meilleures dystopies, on confirme: la SF, c’est sérieux (chapitre 1).

Manière de voir propose ainsi de mesurer la puissance de déchiffrement de ce que la réalité porte de potentialités, et par là même, sa force d’éveil, déployée avec effervescence par ses écrivains (Alain Damasio, Sabrina Calvo…).

En 2019, d’après un sondage Opinion Way, 74 % des Français avaient «le sentiment de vivre en pleine science-fiction». On peut penser que leur impression n’a cessé de se confirmer. Entre la prolifération des puces et le rôle au quotidien des algorithmes, entre l’incitation permanente, l’évaluation du risque et la sollicitation au dépassement, les aspirations du transhumanisme se conjuguent aux exploits de la technologie pour se rendre désirables, voire vraisemblables. Clones, cyborgs, plus qu’humains… Bienvenue dans les extrapolations des grands rêveurs, elles sont devenues des agents de notre quotidien – ou presque (chapitre 2).

Si la SF sait lire les possibles, et parfois ainsi anticiper ce qui deviendra notre présent, c’est par la force d’un imaginaire qui ne s’arrête pas à ce qui est présenté comme autant d’évidences incontestables, comme une vérité qui va sans dire. Cette capacité à interroger les lignes de forces de notre monde, à en fêler la représentation dominante, lui permet de refuser la fatalité de ce qui serait le sens unique de l’histoire. Son travail de sape de nos certitudes est un remarquable embrayeur du refus de la résignation (chapitre 3).

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