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Genève dans l’œil d’une caméra infrarouge

«L’Horloge fleurie est 20 °C moins chaude que le bitume juste devant.» Muni d’une caméra thermique, Pierre-Louis Schmitt a effectué des relevés en Ville de Genève. Il détaille le rôle du bitume sur le réchauffement urbain et souligne la nécessité du dégrappage.
Climat

Mardi 19 juillet 2022, il a fait chaud, très chaud. Armés d’une caméra thermique, nous sommes allés faire quelques clichés 1> Images obtenues avec une caméra FLIR T440bx, émissivité moyenne fixée à 0,95. à l’invitation d’actif-trafiC.

Le but n’est pas de prouver qu’il fait plus frais à l’ombre d’un cerisier qu’au milieu d’un parking désert en plein soleil (breaking news!), mais de quantifier le phénomène, d’évaluer l’impact de la présence du bitume sur le confort thermique des habitant·es et d’envisager de possibles améliorations.

Genève dans l’œil d’une caméra infrarouge

La température d’équilibre d’une voiture noire au soleil est similaire à celle d’une pierre noire dans le désert, et un peu inférieure à celle d’un panneau solaire thermique en plein soleil. C’est logique mais c’est précisément la raison pour laquelle l’humanité ne s’est pas implantée dans les déserts de pierres noires et qu’on n’a pas installé de panneaux solaires à la Perle du lac. La question maintenant est «comment faire en sorte, dans un contexte de dérèglement climatique, que le niveau de confort de nos villes ne s’approche pas trop de celui des déserts de pierres noires?».

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Pour éviter de chauffer au soleil, il y a plusieurs options. Empêcher les rayons d’arriver au sol, c’est évident mais pas réalisable partout, et encore faut-il que les autres surfaces autour ne soient pas trop chaudes – un parasol sur un parking suffit rarement à se sentir bien. Empêcher le sol d’absorber les rayons est une autre option, il faut alors des surfaces qui renvoient les rayons et donc des surfaces plutôt claires. La dernière option, c’est d’isoler correctement les bâtiments et de rester en intérieur…

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Pour rafraîchir une ambiance, techniquement, deux options existent. La première, c’est la climatisation: on prend des calories d’un côté et on les amène plus loin. C’est comme cela que marchent les frigos et les chambres froides. Ça fonctionne, mais ça demande énormément d’énergie. En extérieur, c’est ce que fait le Qatar pour les stades de la Coupe du monde, et c’est une ineptie.

La deuxième option, c’est d’évaporer de l’eau. Car l’eau, pour s’évaporer, a besoin d’énergie qu’elle puise dans l’air, ce dernier se refroidissant par la même occasion. C’est comme cela que fonctionnent les petits brumisateurs en plein air du type de ceux utilisés dans les «micro-oasis de fraîcheur» installées par la Ville de Genève, c’est comme cela que l’on refroidit les datacenters et c’est la fonction des tours en béton des centrales nucléaires (évaporer de l’eau pour refroidir les réacteurs).

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Mais surtout, c’est exactement ce que fait naturellement la végétation. La végétation puise de l’eau par les racines pour l’évaporer au niveau des feuilles, et c’est en partie ce qui fait circuler la sève au sein de la plante. Le terme scientifique, un peu barbare, c’est l’«évapotranspiration». Un chêne peut produire ainsi plusieurs dizaines de kilowatts de climatisation, et cent mètres carrés de pelouse bien arrosée, autour de 5000 watts. C’est ce phénomène qui explique pourquoi l’Horloge fleurie est 20 °C moins chaude que le bitume juste devant elle en étant tout autant exposée au soleil, ou encore que les allées du Jardin anglais sont 25 °C plus chaudes que la pelouse alentour.

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La présence de bitume joue un triple rôle dans la montée en température des villes: en augmentant l’absorption des rayons du soleil, en annihilant l’ombre et les milliers de kilowatts de climatisation que produisent les végétaux et en ne permettant pas à l’eau de s’évaporer (car les sols imperméables ne lui en laissent pas le temps).

Si à cela on ajoute plusieurs milliers de voitures, qui ne sont jamais que de gros radiateurs sur roulettes (un moteur de 100 chevaux, à pleine puissance, c’est 200 000 watts de chauffage – mais n’oubliez pas d’éteindre vos ampoules de 3 watts en sortant de la salle de bains, pour le climat), on se retrouve rapidement avec des atmosphères invivables.

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Dans ce contexte, le dégrappage est une nécessité. La Ville s’est engagée à le faire à hauteur de 10 000 m2 de bitume par an (mais moins d’un quart ont été effectivement arrachés en 2021). Et quand bien même cet objectif serait tenu, il paraît bien insuffisant; à ce rythme, il faudra 150 ans pour retirer la moitié des 3 millions de mètres carrés que comptent les seuls routes et trottoirs… Un temps que nous n’avons évidemment pas, que nous n’avons plus.

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Des initiatives sont en cours qui devraient permettre de passer à la vitesse supérieure, espérons qu’elles pourront changer la donne.
On n’est quand même pas venu s’implanter au bord d’un lac pour retrouver le niveau de confort d’un désert…

Notes[+]

Pierre-Louis Schmitt est ingénieur en mécanique des fluides et énergétique.

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