Contrechamp

«…Et elles rayonneront éternellement!»

Le démantèlement des centrales s’étend sur de nombreuses années après l’arrêt de leur activité. Et le stockage final des déchets radioactifs ne fait pas consensus. Felix Dalang présente les points de vue de cinq experts internationaux recueillis lors d’un symposium sur la fermeture des centrales organisé par l’ONG Noé21 à l’automne dernier.
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Démantèlement de la centrale nucléaire de Mühleberg, mai 2022. Les travaux de désaffectation sont prévus jusqu’en 2034. KEYSTONE
Energie nucléaire

Fin 2020, la centrale nucléaire de Mühleberg a été la première – et jusqu’à présent la seule – des centrales nucléaires suisses à être arrêtée, mais elle est loin d’être désaffectée. «L’ère nucléaire ne s’achèvera jamais. Les centrales nucléaires continueront à vivre, même après leur fermeture», ainsi s’exprime Philippe de Rougemont, secrétaire de l’ONG genevoise Noé21 et organisateur d’un symposium international sur ce thème en septembre 2021 à Berne. Lors de cette rencontre, cinq spécialistes internationaux reconnus ont tenu des conférences devant un public également spécialisé et ont approfondi leurs analyses lors de passionnantes discussions. En voici quelques points forts.

Du coût de l’«élimination» des déchets nucléaires. C’est généralement la première et, malheureusement, souvent la seule question que se posent les politiques dans ce contexte. Ben Wealer, économiste à l’Université technique de Berlin, a rappelé que dans le monde entier, aucune centrale nucléaire de taille standard ayant fonctionné pendant plus de 40 ans n’avait encore été entièrement démantelée à ce jour. Il n’existe donc aujourd’hui pratiquement aucune valeur indicative pour l’estimation des coûts de démantèlement, et les exploitants devraient constituer des provisions d’un montant inconnu. Le graphique ci-dessous présente une compilation de toutes les installations entièrement démantelées dans le monde. La majorité de ces usines étaient de petites installations pilotes. On constate que, pour la plupart d’entre elles, la phase de démantèlement a souvent duré beaucoup plus longtemps que la construction et l’exploitation réunies.

En outre, il n’existe toujours pas de consensus autour du stockage final des déchets radioactifs. Une stratégie de démantèlement adéquate est donc de facto impossible. Lors du symposium, l’orateur a expliqué les méthodes d’estimation des coûts du démantèlement actuellement en vigueur, qui sont entachées de grandes incertitudes financières. En fin de compte, ce sera aux Etats de se charger de la gestion de ces déchets pendant X générations – soit des centaines d’années. En comparaison internationale, la Suisse a tout de même fait des provisions relativement bien calculées.

«Sommes-nous de bons ancêtres?» C’est la question posée par Celine Parotte, politologue de l’Université de Liège. Le sentiment de responsabilité envers nos descendant·es semble jouer un rôle essentiel dans l’argumentation pour une stratégie de sortie du nucléaire adéquate. Chaque pays a développé ses propres sensibilités et sa propre politique nucléaire. Pour la chercheuse, il n’existe pas de solution «optimale» applicable de manière générale, et encore moins de solution «correcte», car chaque stratégie dépend des critères que le pays concerné s’est donnés.

L’idée malheureuse d’un dépôt définitif

Le chemin est plus important que le but: il ne faut pas seulement gérer les déchets, mais aussi «en prendre soin». L’idée d’un dépôt définitif est certainement malheureuse; il faut laisser la voie ouverte à de futures expériences ou à des changements d’orientation. La société doit être prête à changer de stratégie si de nouvelles connaissances apparaissent, et cela doit être communiqué de manière claire et compréhensible, conclut la politologue.

Il me semble qu’il s’agit peut-être là des indications les plus précieuses pour une gestion constructive des déchets. Cependant, dans la plupart des pays, la problématique des déchets est extrêmement conflictuelle. Parmi les nombreux pays cités, la Finlande et le Canada sont l’exception à la règle: la politique officielle y est étonnamment bien acceptée. Il vaut la peine d’étudier la politique de ces pays.

«...Et elles rayonneront éternellement!»
Les vingt centrales nucléaires entièrement démantelées dans le monde. Gris clair : période de construction, gris moyen: période d’exploitation, gris foncé: période de démantèlement. WORLD NUCLEAR INDUSTRY STATUS REPORT 2020

 

La Suisse ne fait pas exception. Walter Wildi et Marcos Buser, géologues et spécialistes en sciences sociales, ont joué un rôle déterminant dans l’élaboration de la politique suisse de sécurité nucléaire, mais ont néanmoins quitté la Commission fédérale de sécurité nucléaire en protestant. Lors du symposium, ils ont donné leurs raisons et présenté de nombreux détails, parfois déconcertants, en Suisse et à l’étranger, que l’on chercherait en vain dans la documentation officielle.

Tout cela montre, me semble-t-il, que le problème principal est l’idée peu crédible du stockage géologique définitif.1>Lire aussi S. Pearson, «Des déchets difficiles à stocker», Le Courrier du 9 juillet 2019. Celui-ci a été promis de manière contraignante pour une date donnée, sans que les conditions techniques soient connues à l’époque. Entre-temps, de nouvelles connaissances montrent que cette forme d’élimination définitive n’est pas tenable. Il manque également un programme de recherche sur la gestion des déchets et un programme de formation pour remplacer les scientifiques qui partent à la retraite. La responsabilité est entre les mains des exploitants actuels des centrales, dont il est très incertain qu’ils existent encore dans 100 ans.

Des synergies de démantèlement à construire

Le symposium a débuté par une documentation sur le démantèlement d’un énorme complexe de centrales nucléaires à Greifswald, sur la mer Baltique (ex-RDA). Marlies Philipp a participé à la construction et à l’exploitation de l’installation en tant qu’ingénieure. Depuis 1991, elle participe à son démantèlement, qui durera encore de nombreuses années. Toute une industrie du démantèlement a été créée. Selon elle, les synergies avec d’autres démantèlements sont inévitables.

Ces informations montrent à mon avis qu’en Suisse aussi, les exploitants de centrales nucléaires devraient développer une stratégie de démantèlement coordonnée. Il s’agit certainement d’un défi pour le secteur privé.

De nouvelles centrales nucléaires? Au vu de l’accumulation de questions non résolues concernant le démantèlement, la construction de nouvelles centrales nucléaires n’était pas à l’ordre du jour en Suisse à l’époque du symposium et n’ont même pas été mentionnées. Le risque de catastrophe et la problématique de l’utilisation militaire ont également été passés sous silence. Deux représentants du jeune mouvement climatique, Miriam Grosse et Thibault Faraüs, ont eu l’occasion de conclure. Ils ont avoué avec consternation que toute la problématique des déchets, et de surcroît l’idée de nouvelles centrales nucléaires, ne constituait tout simplement pas un sujet pour eux.

Les conclusions de ce symposium devraient être intégrées d’urgence dans le mouvement climatique. C’est à peine croyable, mais la vague de propagande sans précédent en faveur de nouvelles centrales nucléaires ne date que de six mois. Le lobby nucléaire a trouvé en la personne du président français le point faible européen et l’a exploité efficacement. Dans le contexte de la sortie du nucléaire, Antje Kanngiesser, CEO du groupe électrique ALPIQ, a déclaré que «les réflexions sur de nouvelles centrales nucléaires ne font que détourner l’attention.»2>Basler Zeitung, 26 juillet 2021. Espérons que cette attitude critique s’imposera!

Notes[+]

* Docteur en chimie EPF, ancien chimiste au laboratoire cantonal de la qualité de l’air à Genève. Aujourd’hui retraité, Felix Dalang est spécialiste des questions énergétiques à Noé21 – ONG proposant des solutions en matière de politique énergétique et climatique.

L’article original en allemand est paru dans Denknetzzeitung d’avril 2022. Les exposés des intervenant·es au symposium sont accessibles (format audio) sur le site de Noé21: www.noe21.org/symposiumpresentations

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