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Contre «le pouvoir d’achat»

Présentée comme le principal sujet de préoccupation de la population en Suisse, «la revendication du pouvoir d’achat scelle la victoire d’une conception économiciste du monde», déplore Laurence Kaufmann. Au détriment de la justice sociale. Eclairage.
Sociopolitique

Au cours de ces derniers mois, les instituts de sondage, les journalistes, les politiques et les syndicats semblent s’être accordés sur un point crucial: le pouvoir d’achat est la préoccupation majeure des Suisses. De manière pour le moins surprenante, les discussions expertes sur l’inflation, la TVA, l’évolution des prix et le seuil de pauvreté ont laissé de côté les conséquences délétères de cette mise en agenda. A un moment où le dérèglement climatique nous imposerait un nouveau rapport au monde, fait de sobriété énergétique, de décroissance matérielle et de réconciliation avec le vivant, «l’augmentation du pouvoir d’achat» est un sinistre anachronisme.

On le sait bien, les «éléments de langage» préfigurent les émotions qu’ils sont susceptibles de déclencher, proposent des programmes d’action et dessinent les contours des collectifs qu’ils affectent et concernent. Le moins que l’on puisse dire est que le programme d’action associé au pouvoir d’achat a le mérite de la clarté: c’est celui d’acheter plus. En promulguant un homo œconomicus dont l’affect essentiel est celui de l’intérêt matériel, le pouvoir d’achat réalise la prouesse d’être à la fois le moyen et la finalité, le problème et la solution. En phase avec les dispositifs de sérialisation et de désagrégation que constituent le sondage et l’isoloir, il promeut une vision atomisée d’un univers social dont l’individu est le centre de gravité affectif et narratif.

En réduisant l’action à l’achat, le citoyen au consommateur, le collectif à l’individuel, la revendication du pouvoir d’achat scelle la victoire d’une conception économiciste du monde. La forme sociale qu’il préfigure est celle de la file d’attente. Dans la mesure où elle organise l’accès à des ressources limitées, la file d’attente est par définition compétitive: elle est composée d’individus alignés les uns à la suite des autres, qui attendent leur tour dans un ordre prédéfini qu’ils reconduisent avec docilité tout en étant pris par la peur de «se faire doubler». En faisant primer l’intérêt individuel sur la solidarité collective, la file d’attente que dessine le pouvoir d’achat dépolitise les solitudes anonymes et silencieuses qui la composent. Et elle favorise, en son sein, le ressentiment à l’égard des supposés tricheurs et «coupe-fils», notamment les étrangers, les migrants, les délinquants, les «assistés», ou simplement les femmes qui revendiquent l’égalité salariale.

Justice sociale

En traduisant mais aussi trahissant la souffrance dont elle est censée être l’expression, la focalisation sur le pouvoir d’achat «déforce» les revendications qui auraient pu prendre une tout autre voie, bien plus collective et émancipatrice: celle de la justice sociale. A la croisée du devoir et du droit, la justice sociale vise à soustraire les biens de première nécessité à la spéculation économique et à rappeler l’obligation, propre à toute société démocratique, d’assurer à tout un chacun une vie digne. Elle est bien loin du pouvoir d’achat dont la connotation amorale tend même à devenir, dans un environnement exsangue qui ne peut plus endurer l’expropriation et la prédation, proprement immorale.

Menaçante pour l’ordre établi, la justice sociale s’oppose à l’iniquité structurelle et à la surexploitation des «ressources» humaines et naturelles qui sont au cœur du néolibéralisme et du capitalisme financier. Dans une société démocratique qui est par définition une société de semblables, elle rappelle que la différence des conditions ne doit pas être une différence de nature mais une différence de degré. Enfin, la justice sociale trouve son extension naturelle dans la justice climatique, qui lutte contre les inégalités socioéconomiques, territoriales, sanitaires, raciales et générationnelles que renforce le dérèglement climatique.

On l’aura compris, le pouvoir d’achat est une OPA sémantique et politique virtuellement toxique qui désamorce le potentiel subversif des sentiments diffus d’injustice et de découragement que suscite un monde devenu de plus en plus inhospitalier. Il réduit les affects qui pourraient s’épanouir dans un horizon de justice sociale et climatique en un programme d’action figé. Votre pouvoir? C’est celui d’acheter, un peu, beaucoup, énormément ou… pas du tout. Ce pouvoir contribue avec diligence à la destruction méthodique des collectifs qui caractérise le néolibéralisme. Or, c’est précisément cet isolement mortifère que doit combattre, au nom de la justice et de l’intérêt général, la mise en œuvre plurielle et pluraliste d’une véritable écologie politique.

Laurence Kaufmann est professeure de sociologie à l’université de Lausanne.

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