En pleine ville de Lausanne, deux jeunes Noirs se font lyncher par un groupe de jeunes Blancs. Cette violence est accompagnée d’un mot tout aussi ignoble: «sale nègre». Le 19 octobre passé, au Flon, place de l’Europe, le public a vécu «un lynchage», digne de la pratique née en Virginie, aux Etats-Unis, au XIXe siècle. Au-delà des faits infractionnels, un tel acte s’inscrit dans un état d’esprit qui renvoie à l’usage de l’insulte pour nuire psychologiquement à l’autre, en puisant dans ce que «la civilisation» peut offrir d’avilissant: l’étiquette «nègre», avec tous ses impacts néfastes sur la personne.
Dans l’agression du Flon, au-delà du lynchage, nous sommes face à l’utilisation de l’insulte «nègre» contre ces jeunes Noirs afin de les soustraire à la dignité humaine. Dans la mesure où ils en ont souffert tant dans leurs corps et que dans leurs esprits, certainement qu’ils seront rongés par deux sentiments: le désir d’une vengeance – qui est une mauvaise idée – ou la résignation, avec comme corollaires, peut-être, une fragilité identitaire, une sous-estimation de soi, une perte de confiance en soi, etc. Jean-Pierre Durif-Varembont et Rebecca Weber disent que «toute insulte comporte une dimension relationnelle de défi et de nomination dans la mesure où elle consiste à poser un trait identificatoire censé résumer l’identité de celui ou de celle qui est ainsi jugé·e.»
Cet incident peut être aussi analysé comme une surdité à toutes les campagnes contre le racisme que mènent les administrations publiques. Les chiffres issus du dernier rapport de la Commission fédérale contre le racisme sont éloquents: sur l’année 2023, les Noirs ont été la minorité la plus discriminée en Suisse, avec 327 cas de racisme anti-Noir recensés; ce qui représente, avec la xénophobie (387 cas), «les motifs de discriminations les plus fréquents.»
En Suisse, la norme pénale contre le racisme manque de pragmatisme. Sous couvert de leur immunité, par exemple, des élus UDC, souvent cyniques lors de leurs campagnes, stigmatisent à souhait les Noirs, banalisant par là le racisme.1>Le Temps, 9.10.2024; Le Courrier, 20.11.2024. Cette démarche infernale prolifère et ses conséquences impactent aussi les relations entre les minorités, qui se discriminent entre elles.
Certaines personnes issues de ces minorités, tant qu’elles-mêmes ne sont pas physiquement victimes de leurs origines et des préjugés qu’elles véhiculent, perpétuent ce racisme banal contre les Noirs. Il sévit en milieu scolaire, social ou professionnel, rapportent des témoignages. Comme s’il existait une échelle d’humanité, de «suissitude» ou de légitimité à vivre ici entre les non-autochtones, selon que l’on soit de pigmentation assimilée «blanche», ou pas. Lorsqu’elles subissent à leur tour les mêmes discriminations que les Noirs, ces mêmes personnes crient au racisme. A partir de là, certaines solidarisent et tentent de comprendre l’affront historique auquel font face les Noirs. D’autres relativisent les plaintes des Noirs contre le racisme et parlent de surenchère, voire de wokisme.
Je me souviens d’une dame, issue d’une minorité, qui, devant une caisse de la Migros, cherchait à me prendre à témoin en déclarant de vive voix que la Suisse était raciste, créant un embarras latent autour de nous. Etant Noir, elle voulait que mon avis confirme le sien. Je l’ai questionnée sur son pays d’origine, en lui demandant si la critique du racisme anti-Noir était aussi répandue et libre qu’en Suisse. Son visage s’est renfrogné, puis avachi. Et la conversation s’est terminée en queue de poisson, devant des yeux curieux et inassouvis.
Notes