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Sauver la vie, oui… mais quelle vie?

Dimanche dernier, la loi sur le don d’organes a été validée par la population suisse. S’il faut se réjouir de ce scrutin, la psychiatre Franceline James estime que la campagne est «passée à côté de l’essentiel» – la vie des personnes transplantées.
Transplantation

Bon, c’est gagné! On va pouvoir «sauver des vies».

Nous pouvons bien sûr nous réjouir que cette victoire dans les urnes permette à nombre de personnes en attente de recevoir une transplantation de voir leur vie prolongée. Même s’il n’est pas si sûr que le «oui au don d’organe» augmente substantiellement le nombre de dons. Mais toute cette histoire m’a laissé un goût amer. J’ai l’impression qu’on a passé à côté de l’essentiel. Sauver la vie, certes… mais quelle vie?

Je suis psychiatre à la retraite (partielle, bien sûr, car très engagée avec divers patients en tant qu’ethnopsychiatre). J’ai donc hésité à m’exprimer dans le débat sur le don d’organes, considérant que je n’étais plus assez «dans le coup» pour exprimer mon opinion, contraire à l’intense publicité faite autour de la nécessité de donner ses organes pour sauver des vies.

Le délai du 15 mai est passé. Je suis effarée que le débat (et les informations que tout le monde a reçues) ait concerné à peu près exclusivement la question des donneurs. Sauver des vies, certes. Qui pourrait douter de la pertinence de cette affirmation? Mais nulle part je n’ai trouvé la moindre question sur la vie qu’on voudrait sauver. Aucune réflexion, aucune piste de pensée offerte au public invité à voter, sur les questions tournant autour du comment vivre quand on a été transplanté. On a parlé sans fin du consentement (plus ou moins présumé ou déclaré) du donneur.

Et le receveur, dans tout ça? C’est sûr, recevoir un organe essentiel à la vie sauve cette vie. On parle là de la vie biologique, donc. «Avec immunosuppresseurs pour le restant de ses jours», précise Swisstransplant. Tout le reste de sa vie, le receveur va donc être le lieu d’une lutte interne entre ses organes et un autre, contre lequel il devra lutter pour assurer sa survie.

Selon quel modèle de réflexion? Avec quelle définition de la vie, de la mort, de l’altérité? Avec quel accompagnement pour être devenu l’hôte d’un autre? Qui sera là pour accompagner le receveur dans la définition de ses rapports avec le donneur décédé? Selon quel modèle scientifique? Neurobiologique? Psychologique? Religieux? Spirituel? Quelle sera la légitimité de ces différents modèles?
En fait, rien n’est prévu pour aider le receveur à vivre avec un organe étranger à l’intérieur de lui. Aucun modèle de pensée. La seule certitude qu’on nous a rabâchée est celle de la survie biologique de receveur, assurée en cas de transplantation.

Mais pour quelle survie? Aucune idée (à part la lutte à vie avec immunosuppresseurs). Aucune pensée face à une question aussi grave que celle du sens d’un don d’organe, devenu possible grâce aux progrès de la technique scientifique. Face à ce qui est devenu techniquement possible, nous sommes dans un vide de la pensée intersidéral. C’est ça qui est proposé aux receveurs: une survie biologique, sans aucune pensée ni réflexion. Et qu’on ne vienne pas ramener ici la piste de l’individuel, de la vie privée, et autres sornettes destinées à masquer la responsabilité collective engagée dans une telle votation.

Bien que ce ne soit pas ma spécialité, j’ai quand même vu au cours de ma carrière quelques cas de décompensation psychiatrique faisant suite à une transplantation. Dans tous ces cas, la solitude du malheureux transplanté (et la mienne!) était incommensurable. Faute de pensées collectives proposées aux personnes qui se retrouvent dans une situation si particulière, qui engage la vie, la mort, la loi… J’avais espéré qu’au moment de la votation du 15 mai la situation aurait changé (peut-être est-ce d’ailleurs le cas dans des unités spéciales dédiées).

Mais qu’en est-il du problème collectif posé par la publicité massive faite en faveur du don d’organes? L’absence effarante de propositions concernant la réflexion, qui devrait non pas accompagner mais précéder ce don, fait peur. De la technique sans la moindre pensée, ça ne vous rappelle rien?

Nous sommes une fois de plus placés devant un faux choix, dont les technocrates tirent les ficelles. Il ne s’agit pas de savoir si on est pour ou contre le don d’organes (c’est difficile d’être contre!). Mais à quel modèle de société, à quels liens entre les individus, à quelle solidarité collective, à quelles représentations de la vie et de la mort (au-delà des croyances individuelles) cette votation nous amène. A quelles questions la technique nous contraint de réfléchir, si nous voulons rester humains. Et là, c’est le désert.

Franceline James est psychiatre psychothérapeute, Genève.

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