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Une offensive idéologique

Carnets paysans

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a des conséquences graves sur la répartition des matières premières agricoles dans le monde. L’Ukraine abrite de vastes installations logistiques (ports, silos, etc.) qui permettent le stockage et l’expédition du grain. Ces infrastructures pourraient être détruites; elles ne sont déjà plus opérationnelles. Enfin, la production d’azote artificiel nécessitant le passage par des températures élevées et l’augmentation des prix des carburants entraînent une augmentation des prix des engrais.

Si la déstabilisation de l’approvisionnement alimentaire est un fait incontestable, on doit remarquer que nombre de commentateurs plus ou moins compétents dans le domaine soufflent sur les braises de la panique. Un aimable correspondant me signale par exemple l’émission «Affaires étrangères» du 12 mars dernier sur France culture qui relaie largement des scénarios catastrophistes. Pourtant, comme le relève Christine Chemnitz, responsable de la politique agricole internationale pour la Fondation Heinrich Böll, dans un entretien à la WOZ paru la semaine dernière: «Le point de départ est que l’on produit déjà suffisamment de nourriture pour nourrir tous les habitants de la planète. Mais tous les habitants de la planète ne disposent pas de suffisamment d’argent pour s’offrir des denrées alimentaires.» Il est clair que l’Europe ne connaîtra pas de pénurie alimentaire. La tendance à l’augmentation des prix devrait, elle, se poursuivre au profit d’intermédiaires sans scrupules.

Les conséquences de l’agression russe sur l’approvisionnement alimentaire sont utilisées de façon opportuniste par les acteurs du monde agro-industriel comme un contre-feu idéologique. C’est ainsi que Christiane Lambert, directrice de la Fédération nationale des exploitants agricoles (FNSEA), se répand sur les plateaux pour appeler à un sursaut productiviste et à la «libération du potentiel de production de l’Union européenne»1>La France agricole, 9 mars 2022. En Suisse, l’Union démocratique du centre saisit également l’opportunité de s’attaquer à ce qu’elle nomme les «projets écologiques insensés». Le conseiller national Martin Haab (UDC/ZH) réclame un nouveau plan Wahlen, mobilisant, selon l’habituelle rhétorique du parti d’extrême-droite, les mythes de la Deuxième guerre mondiale et d’une Suisse assiégée et autosuffisante.

La levée des maigres réglementations écologiques n’aurait, on s’en doute, aucun effet sur l’approvisionnement des pays réellement touchés comme l’Egypte ou la Tunisie. Selon Christiane Chemnitz, la levée de l’obligation de jachère que réclame la FNSEA serait susceptible d’augmenter le rendement mondial de 0,4% quand la part de la Russie et de l’Ukraine dans les exportations de céréales mondiales est de 30%. Cette offensive idéologique est d’autant plus dégoûtante qu’elle s’appuie sur les pénuries réelles que subissent certains pays, non pas en raison de l’absence de grain, mais de la position qu’ils occupent dans l’ordre injuste des échanges globalisés.

Au lieu des gesticulations productivistes, on lira avec profit une tribune rédigée par huit scientifiques européens et signée par près de trois cents de leurs collègues. Sous le titre «Face à la guerre en Ukraine, nous avons besoin d’une transformation du système agro-alimentaire – maintenant plus que jamais», ces spécialistes de l’agriculture et de l’alimentation rappellent que quatre axes doivent absolument être maintenus pour assurer la sécurité alimentaire aujourd’hui et un futur vivable. Premièrement, le passage à des régimes contenant moins de produits animaux dans les pays riches. Deuxièmement, l’augmentation de la part des légumineuses pour l’alimentation humaine dans les assolements. Troisièmement, la poursuite de la stratégie européenne dite Farm2Fork, dont les lobbys agro-industriels réclament la suppression, et qui comprend notamment la réduction de la dépendance aux engrais de synthèse. Enfin, la réduction des déchets alimentaires. Les auteurs et les autrices de la tribune soulignent en effet que, selon leurs calculs, la quantité de céréales gaspillées en Europe équivaudrait à environ la moitié des exportations ukrainiennes.

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Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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