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Le retour des monstruosités impériales

La crise russo-ukrainienne doit être analysée à l’aune d’une perspective plus large, selon Jacques Depallens. Et notamment à la lumière des soubassements de la politique extérieure menée depuis des décennies par les Etats-Unis avec l’assentiment de l’Europe.
Ukraine

La couverture médiatique du conflit russo-ukrainien met curieusement en avant la notion de «nouvelle guerre depuis la Seconde Guerre mondiale». Ou celle d’un «monde nouveau»! A-t-on déjà oublié les dévastatrices guerres d’ex-Yougoslavie de 1991 à 2001? Des convulsions nationalistes serbo-croates sur la rive orientale de l’Adriatique, soldées par 140 000 morts, 2,4 millions de réfugiés, des villes ravagées par des bombardements interminables (Vukovar, Osijek en Croatie, Sarajevo et Mostar en Bosnie)? L’Europe unie d’alors, peu glorieuse, a détourné ses regards. En France, Mitterrand, papillotant des paupières, s’est esquivé en «ne voulant pas ajouter la guerre à la guerre». L’Allemagne a soutenu la Croatie oustachie au mépris de l’épuration ethnique en cours et des droits humains. Des dérobades en cascade atteignant, avec la déroute des Casques bleus hollandais, le sommet de la honte. Dans cette «zone de sécurité», l’ONU a laissé le champ libre au général serbe Mladic pour organiser méticuleusement le massacre de 12 000 hommes et adolescents à Srebrenica en 1995.

Quant au spectre de la guerre nucléaire, il fut à deux doigts de se matérialiser il y a soixante ans, lorsqu’en avril 1961 les Etats-Unis tentèrent de renverser le régime cubain, intolérable dans leur arrière-cour (backyard), en débarquant 1500 hommes, appuyés par une force aérienne. En novembre 1961, les Etats-Unis déploient 15 missiles Jupiter en Turquie et 30 autres en Italie, capables d’atteindre l’Union soviétique. Provoquée, l’URSS implante à Cuba 36 missiles nucléaires SS-4 et SS-5. Le 22 octobre 1962, Kennedy décrète un dangereux blocus naval de Cuba. On est au bord de la guerre mondiale nucléaire, avec escalade de menaces et d’encerclements – ce moment de très grande frayeur sera notamment à l’origine, en Suisse, de la loi sur les abris antiatomiques de protection civile, qui entrera en vigueur en 1964. Finalement, un compromis est signé. Les Etats-Unis démantèlent les missiles en Turquie et en Italie et promettent de ne pas envahir Cuba. Du côté soviétique, Khrouchtchev fait démonter les engins nucléaires pointés sur la Floride en terre cubaine.

Depuis plusieurs décennies, l’OTAN n’en finit pas de mener des manœuvres d’encerclement de la Russie, depuis la Pologne et la Roumanie et maintenant aux portes de l’Ukraine. Et Poutine réagit comme Kennedy autrefois, ne supportant pas d’être pris en tenailles sur ses frontières par l’alliance militaire occidentale. Reste l’argument des valeurs démocratiques, l’étendard arboré par l’Occident atlantique en soutien au président ukrainien Zelensky. Hélas, pour ce soudain appui au respect de la souveraineté d’un Etat démocratique, la mémoire historique a souvent un goût aigre et tenace: Salvador Allende, élu démocratiquement en 1973 à la tête de l’Etat chilien, a été bombardé dans le Palais présidentiel par l’armée. Pinochet, un général piétinant sa Constitution, formé sur toute la ligne aux Etats-Unis, puis piloté par Nixon et Kissinger, a préparé et conduit le renversement du régime chilien et une longue dictature.
L’agression militaire de la Russie contre l’Ukraine est atroce. Elle franchit chaque jour la ligne rouge sur quasiment tout le territoire ukrainien. Les négociations diplomatiques échouent. Mais, depuis plusieurs années, elles oublient un élément central: les Etats-Unis et l’OTAN omettent de rechercher la paix et misent sur l’affrontement. Le linguiste et politologue Noam Chomsky a pris la peine de l’illustrer dernièrement, citant Jack Matlock, ambassadeur des Etats-Unis en Union soviétique de 1987 à 1991: «Il est évident que la crise actuelle n’aurait pas eu lieu s’il n’y avait pas eu d’expansion de l’Alliance [atlantique] après la fin de la guerre froide, ou si l’expansion s’était faite en harmonie avec la construction d’une structure de sécurité en Europe qui incluait la Russie».1>C.J. Polychroniou, «Noam Chomsky: US Military Escalation Against Russia Would Have No Victors» (entretien), TruthOut, 1er mars 2022; traduit de l’anglais (US) pour Ballast: www.revue-ballast.fr/ukraine-le-regard-de-noam-chomsky

Toutefois, insiste Chomsky, cela n’atténue ni ne justifie en rien l’invasion militaire de l’empire russe en Ukraine, ni les bombardements intensifs des populations civiles, décimées ou contraintes à l’exil.
L’Occident, lui, n’a plus que la lucidité de Churchill en 1918 pour devise crédible: «Nous n’avons pas d’amis ni d’ennemis, nous n’avons que des intérêts!»

Notes[+]

Jacques Depallens est ancien conseiller municipal, Gauche en mouvement, Renens (VD).

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