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Une proxy war sur le dos de l’Europe?

Le conflit en Ukraine est-il une «guerre par procuration» des Etats-Unis contre la Russie? Jérôme Gygax détaille les motivations de l’appui politico-militaire de Washington à l’Ukraine. Elles relèvent, selon le chercheur, d’une stratégie géopolitique construite dans l’après-guerre froide, qui assigne les Etats européens «au service d’intérêts qui ne sont pas les leurs».
Une proxy war sur le dos de l’Europe?
Le président Biden face aux médias dans le bureau ovale de la Maison Blanche, le 9 mai 2022, avant la signature de la loi de «prêt-bail» permettant d’accélérer l’envoi d’équipement militaire à l’Ukraine. KEYSTONE
Ukraine

Alors que la guerre d’agression de Poutine fait rage depuis bientôt quatre mois en Ukraine, il convient d’examiner les causes profondes de l’implication étasunienne et sa prétention à soutenir l’armée et la population ukrainiennes au nom de sa liberté et de son indépendance.

Si les objectifs déclarés de l’administration Biden sont passés d’«aider» les Ukrainiens à, ensuite, «résister» à l’agression étrangère puis, enfin, à «gagner la guerre», de nombreux observateurs s’interrogent sur le fait que ce conflit puisse être une «guerre par procuration» (proxy war) contre la Russie, donnant aux Etats-Unis l’occasion d’atteindre leurs propres objectifs géopolitiques. L’escalade, dictée en partie par l’engagement massif des Etats-Unis à hauteur de 40 milliards de dollars, est en passe de modifier la nature du conflit avec de graves conséquences à long terme pour les Ukrainiens, les Européens et le reste de la communauté internationale.

Pour l’ancien colonel Richard Black, représentant de l’Etat de Virginie (1998-2006), puis sénateur (2012-2020) et ancien délégué étasunien auprès de l’Otan, c’est bien d’une proxy war qu’il s’agit en Ukraine, un art dans lequel les Etats-Unis sont passés maîtres1> Mike Billington with Executive Intelligence Review interviews Col. Richard Black (ret.), Schiller institute, 26 avril 2022, accès: https://bit.ly/3NcmNnH; Un terme de «guerre par procuration» également repris par le Prof. David Bromwich (Yale), David Bromwich, «Waging proxy war in Ukraine won’t save us from ourselves» in The Nation, May 27, 2022.. Avis partagé par le professeur de science politique John Mearsheimer, de l’université de Chicago, qui souligne la politique de provocation délibérée des Etats-Unis depuis la fin de la guerre froide, via le soutien aux factions antirusses et l’extension de l’Otan aux marges de la Russie2>ohn Mearsheimer, «The Geopolitics of Ukraine», Numura Investment Forum Asia, June 7, 2022. Première conférence (plus de 27 millions de vues sur Youtube) en septembre 2015, www.youtube.com/watch?v=JrMiSQAGOS4. Une position appuyée également par Christopher Caldwell dans son éditorial du New York Times, «La guerre en Ukraine pourrait être impossible à arrêter. Et les Etats-Unis sont les principaux à blâmer.»3>Christopher Caldwell, «The War in Ukraine may be impossible to Stop. And the U.S. Deserves much of the Blame», in New York Times, May 31, 2022.

Dès 1991 déjà, au moment de la dissolution de l’URSS, les Etats-Unis soutiennent une série de mesures leur permettant d’étendre leur influence, en justifiant leur déploiement militaire en Eurasie à partir du Proche-Orient, procédant à la mise en échec systématique de la Russie sur ses marges et frontières – couloirs de commerce et d’influence dans le Caucase et sur les rives de la mer Noire. L’Ukraine, riche en ressources, constitue la pièce maîtresse de ce jeu d’échecs grandeur nature, pilier de la nouvelle stratégie d’endiguement étasunienne décrite dans le célèbre ouvrage de Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquier, il y a près de vingt ans4>Zbigniew Brzezinski, Le grand échiquer, l’Amérique et le reste du monde, Paris, Bayard, 1997.. Comme l’écrivait cet ancien conseiller à la sécurité du président Carter (1976-1980), d’origine polonaise, au moment de la «victoire américaine»: «L’effondrement du bloc soviétique place les Etats-Unis dans une position sans précédent. Ils sont devenus du même coup la première et la seule vraie puissance globale.»5>Ibid. p. 34.On doit à Brzezinski l’analogie entre la pratique de la géostratégie et une partie d’échecs. Le centre du plateau de jeu étant l’espace eurasien à conquérir6>Les théories géopolitiques américaines actuelles combinent plusieurs approches, dont celle-ci fait partie, mais qui se concentre sur le contrôle des nœuds de communications et les voies navigables..

Thomas P. M. Barnett, ancien analyste du Pentagone, a pour sa part exposé de quelle façon, sitôt l’URSS défaite en 1991, les planificateurs du Pentagone avaient élaboré les scénarios et prévu les moyens par lesquels les Etats-Unis pourraient assurer cette «domination militaire globale» – «Full Spectrum» dans leur doctrine actuelle: «Quand la guerre froide a pris fin, pour la plupart des stratèges du Pentagone, écrit-il, le statut de l’Amérique en tant que seule superpuissance militaire du monde devait être préservé et, comme l’avenir était imprévisible, ils cherchèrent les moyens de se prémunir contre toutes les menaces et tous les futurs.»7>Thomas P.M. Barnett, The Pentagon’s New Map, War and Peace in the Twenty-first Century, New York, 2004, p. 61.

L’Ukraine, case importante sur l’échiquier eurasien

Les Etats-Unis se sont dès lors alors assignés pour mission, selon Brzezinski, «d’identifier et de protéger les pivots géopolitiques majeurs de l’après-guerre froide», soit l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, la Corée, la Turquie et l’Iran, «cruciaux au maintien de la puissance globale américaine»8>Zbigniew Brzezinski, p. 69.. La perte de l’Ukraine par la Russie représentait ainsi une «régression géopolitique radicale» souhaitée, qui la priverait de sa domination sur la mer Noire, et du carrefour d’échanges commerciaux des mondes russe et méditerranéen constitué par Odessa. «L’indépendance de l’Ukraine modifie la nature même de l’Etat russe. De ce seul fait, cette nouvelle case importante sur l’échiquier eurasien devient un pivot géopolitique. Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un empire en Eurasie.»9>Ibid. p. 74. Et le géopoliticien de conclure: «Jamais il n’est entré dans les intentions des Etats-Unis de partager leur prééminence mondiale, et, quand bien même ils l’auraient envisagé, leur alter ego (la Russie) n’était guère en mesure de l’assumer.»10>Ibid. p. 136.

L’Otan, en tant que principal lien institutionnel entre l’Amérique et l’Europe, constituait le vecteur essentiel de cette stratégie d’influence – et Brzezinski ne s’en cache pas. Les principaux experts géopolitiques russes avaient, de leur côté, saisi les intentions de leurs adversaires: «Les Etats-Unis et les pays membres de l’Otan, écrivaient-ils, s’attachent, avec obstination, à détruire les fondations géopolitiques grâce auxquelles la Russie peut espérer, au moins en théorie, recouvrer un jour le statut de deuxième puissance mondiale qui fut celui de l’Union soviétique.»11>Bogatourov et V. Kremenyouk (professeurs à l’Institut des Etats-Unis et du Canada), «Situation actuelle et perspectives des relations entre la Russie et les Etats-Unis», Nezavismaya Gazeta, 28 juin 1996, cité par Z.B. p.80. En 1996, ces mêmes experts affirmaient: «L’expansion de l’Otan a fini par apparaître comme la forme ultime d’une logique d’exclusion dirigée contre la Russie et visant à la laisser isolée et vulnérable face à ses ennemis. (…) [Les Etats-Unis] visent une réorganisation des relations entre les Etats, dans l’ensemble eurasien, (…) qui évite l’émergence d’une grande puissance sur le continent et favorise l’épanouissement d’un ensemble de puissances moyennes, stables, modérément déterminées (…) et surtout inférieures aux Etats-Unis, du point de vue de leurs aptitudes, même en se fédérant.»12>Bogatourov et V. Kremeniouk, in «Les Américains ne s’arrêteront jamais d’eux-mêmes», Nezavisimaya Gazeta, 28 juin 1996, cité dans Brzezinski, op. cit. pp. 139-140.

La nature de l’hégémonie étasunienne s’est ainsi perpétuée et élargie au travers d’une «structure complexe d’institutions et de médiations conçues pour engendrer le consensus et atténuer les déséquilibres et les désaccords». Un système élaboré d’alliances, de partenariats et de coalitions couvrant la planète entière et présenté comme encore plus nécessaire après les attaques du 11-Septembre13>In Zbigniew Brzezinski, op. cit. p. 53.. L’objectif ultime étant, depuis Brzezinski, d’assurer cet ordre mondial capable d’opérer une fusion du système de sécurité transatlantique avec un système eurasien transcontinental.14>Ibid. p. 119.

L’Europe comme faire-valoir

Les Etats de l’Union européenne sont, quant à eux, relégués au rôle de soutien, appelés à appuyer le leadership de Washington comme faire-valoir de sa politique – «tête de pont de la démocratie», «tremplin» de l’expansion de la démocratie à l’est du continent.15>Ibid. Chapitre 3, «La tête de pont de la démocratie», pp.87-120.Dans l’état actuel du conflit russo-ukrainien, toute critique et remise en question du bien-fondé des soutiens à cette guerre ont été balayées, à l’instar du lynchage médiatique opéré à l’encontre du président français Emmanuel Macron lorsque celui-ci a laissé entendre un maintien du canal diplomatique avec Moscou. Comme le rappelle Katrina vanden Heuvel, éditrice du journal The Nation: «Les ramifications, les périls et les coûts multiformes de cette ‘guerre par procuration’ ne devraient-ils pas constituer un sujet central de la couverture médiatique?» Et d’ajouter: «Pourtant, les médias et l’establishment politique ne proposent, pour une grande part, qu’une discussion et un débat public à sens unique, voire tout simplement inexistants.»16>Katrina vanden Heuvel, «We need a real debate about the Ukraine war» in Washington Post, May 24, 2022.

Les Ukrainiens et les Européens devraient réagir collectivement en affirmant leur refus d’une escalade dans une guerre menée sur leur dos, en tant que «proxy», au service d’intérêts qui ne sont pas les leurs et dont ils assumeront une part disproportionnée des coûts et des sacrifices. Le colonel Black concluait son exposé sur une note cynique: «Je ne crois pas, disait-il, que l’Ukraine ait quoi que ce soit à faire avec la décision de guerre ou de paix. Je pense que la décision est prise à Washington. Aussi longtemps que nous souhaitons que cette guerre continue, nous supporterons cette guerre, utilisant les Ukrainiens comme intermédiaires, et nous la mèneront jusqu’à la vie du dernier Ukrainien.»17>Mike Billington interviews Col. Richard Black (ret.), Cf. supra note 1.

Notes[+]

* Historien et docteur en relations internationales, chercheur associé à la Fondation Pierre du Bois pour l’histoire du temps présent.

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