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Pour Carl Vogt, quand même!

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De bonnes intentions peuvent conduire au pire en «cancel culture». Partie d’une réflexion de bon sens face à des situations humaines insupportables, cette mode étasunienne déclenche une chasse aux personnalités et veut parfois effacer une histoire nécessaire. Personne ne niera qu’il est odieux, pour des Afro-Américains, de croiser chaque jour les statues de généraux qui ont massacré leurs ancêtres. Ou pour des Congolais de voir honorer le roi belge Léopold II, coupable d’une colonisation atroce. Staline était intolérable dans les rues d’ex-républiques populaires opprimées. Mais, entre le retirer de la place publique, le ranger dans une réserve et détruire les objets ou les traces de l’histoire, des nuances sont possibles. Il faut d’abord savoir pourquoi montrer une statue ou donner tel nom à une artère, un lieu, un bâtiment ou autre chose. Et puis, quel sera l’effet sur les passant·es?

Dans les cas simples, on perpétue le souvenir d’une personne disparue qui a laissé une œuvre importante ou joué un rôle positif dans la vie locale. Mais le prestige posthume est souvent dévoyé, en particulier en faveur de militaires, de politiques et de prêtres. Voire pour réécrire l’histoire: combien de milliers de communes françaises ont nommé leurs rues, avenues, places «du général de Gaulle» ou «Leclerc» pour blanchir des édiles plus collaborateurs que résistants? Par ailleurs, a-t-on cherché souvent la face obscure de Mr Hyde cachée sous la rue du Dr Jekyll? Combien de généraux, de souverains ou d’empereurs, honorés par des romans nationalistes, sont-ils des criminels de guerre, de Napoléon Ier à Léopold, déjà cité? On se souvient de la polémique parisienne quand des édiles voulaient déstaliniser la station de métro «Stalingrad». Des historiens ont fait remarquer qu’on honorait la résistance au nazisme d’une ville qui s’appelait comme cela à l’époque, pas un politique criminel.

Voilà que, sous une pression importée n’importe comment de chez nos colonisateurs étasuniens, certain·es partent à la chasse au politiquement incorrect dans les noms de nos rues. Elles et ils font pression sur la ville et l’université pour que l’on déboulonne la statue de Carl Vogt et qu’on lui retire son boulevard et son bâtiment universitaire parce qu’il a écrit, comme tant d’autres, des textes racistes au XIXe siècle. Je présume que ces influenceuses/eurs ne se sont pas donné la peine de savoir qui était Carl Vogt, quel a été son apport à la science et à la vie de Genève, ni le contexte des citations qu’on lui reproche. Carl Vogt est l’un des découvreurs de l’apoptose, la mort cellulaire, qui joue un rôle fondamental dans la construction de l’embryon. Il a enseigné dès 1862 la théorie de l’évolution à Neuchâtel, à La Chaux-de-Fonds et à Genève. Ses Leçons sur l’homme, où il prend parti pour une origine animale ordinaire de notre espèce, anticipent de sept ans The descent of man and selection in relation to sex, où Charles Darwin, qui le remercie, prend – enfin! – la même position. Je passe sur sa carrière politique en Allemagne, puis à Genève, où il fût un pilier de l’Université et des institutions. A une époque où le racisme colonial était, hélas, un paradigme dominant de la science européenne, c’est certes un péché grave de Carl Vogt.

Mais celles et ceux qui veulent le déboulonner pour ça devront aussi s’attaquer à Henri Dunant pour des passages racistes du Souvenir de Solferino décrivant l’assaut de troupes exotiques, et à bien d’autres de nos repères historiques. Il vaudrait mieux s’inquiéter de la diffusion de textes religieux monothéistes préconisant des crimes contre l’humanité, que des milliards d’humains adorent comme «sacrés»…

Personne n’est parfait! Il est normal que l’on ne pardonne pas le pire aux vivant·es, sans détruire leurs autres œuvres éventuelles pour autant. Pour les mort·es, un apport majeur ne doit pas être effacé par des erreurs d’autres ordres. Je laisse le dernier mot à Carl Vogt, qui préférait être «un singe évolué, plutôt qu’un Adam dégénéré!».

* Chroniqueur énervant.

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lundi 8 janvier 2018

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