Chroniques

«Straivaigages»

À livre ouvert

Les 9/10e de notre vie s’oublient en vivant. Quant à la plus grande partie de ce qui reste, il vaudrait mieux n’en rien dire.» Ainsi commence une de plus belles autobiographies que je connaisse et dont je tairais pour l’heure à la fois le titre et l’auteur. Il faut dire que j’aime trop le genre pour l’enfermer dans un exemple donné, aussi abouti soit-il.

Il faut dire aussi que j’ai ma petite idée en la matière. Une autobiographie digne de ce nom n’est pas tant une vie racontée à la première personne qu’un éclat vivant de celle-ci. Cet éclat peut prendre plusieurs visages, être singulier ou pluriel, unique ou commun, peu importe. Ce qui compte, c’est que cet éclat se détache de la vie tout en s’y attachant, qu’il nous donne l’occasion de saisir ce qui sans lui demeurerait insaisissable parce que trop vaste, trop complexe ou simplement trop distant.

Une autobiographie ne veut ni ne peut tout raconter. C’est pour cela qu’elle ressemble à s’y méprendre, lorsqu’elle est réussie, à une carte. A chaque carte son échelle, sa projection, son réseau de longitudes et de latitudes mais aussi son cadre et sa légende. Celle tracée d’un geste à la fois assuré et minutieux par Kenneth White porte le titre d’Entre deux mondes1>Kenneth White, Entre deux mondes: autobiographie, trad. B. Matthieussent, Le Mot et le Reste, 2021. et vient de paraître.

Pour qui est familier de l’œuvre plurielle du poète-penseur écossais né en 1936, maniant aussi bien le français que l’anglais, réservant essais et recherches au premier, poèmes et livres-itinéraire au second, cette autobiographie doit être comparée à une carte inédite. Inédite car jamais jusqu’à présent, hormis dans quelques textes épars jalonnant son œuvre – près de cinquante ouvrages en français en presque autant d’années –, Kenneth White ne s’était lancé dans pareille entreprise.

Que de livres en vérité publiés, que de rencontres faites, que de chemins parcourus, que de «straivaigages» – itinérances tant physiques que mentales – entreprises depuis la parution en 1963 au Mercure de France d’En toute candeur2>Kenneth White, En toute candeur, Mercure de France, trad. P. Leyris, 1963.! Me replongeant dans la table des matières de ce premier livre, je note que les trois chapitres initiaux, écrits en prose, ont pour titre «Les Collines matricielles», «Les Fournaises de la ville» et «Le Monde blanc»; chacun fort d’un accent biographique, chacun partant et parlant de cette côte ouest de l’Ecosse qui fut pour Kenneth White un terrain d’expérience du réel extrêmement fécond.

A priori Entre deux mondes vient prolonger cette première autobiographie, nous projetant à sa suite par-delà la géographie immédiate de Fairlie, Largs, Ardrossan et Glasgow pour embrasser successivement celles de l’Europe et du monde entier. Relisant ces lignes parues en 1963, les choses semblent toutefois devoir être vues et comprises de façon légèrement moins affine. On y apprend par exemple que le poète de 27 ans répugnait alors à «retracer ses antécédents», affirmant que seul le présent est réel. Ainsi dans ce texte en forme de carnet de notes, «quelque chose qui n’a ni commencement, ni milieu, ni fin», car c’est ainsi qu’il aime à voir la vie, il n’allait parler «jamais que de présence au monde».

Si aujourd’hui Entre deux mondes prolonge de toute évidence En toute candeur, disons qu’un changement de stratégie3>White se plait, après Ossip Mandelstam, à désigner le poète comme un «stratège de mutations», que la stratégie en question soit paradoxale ou non. Un de ses livres est justement intitulé Une stratégie paradoxale (P.U.B, 1998). a clairement pris place. Désormais pleinement assumée, l’autobiographie du penseur accompli perd l’aspect paradoxal qu’avait celle du jeune homme. En complétant l’œuvre et en en fournissant «la toile de fond», elle y tient même un rôle de premier plan.

Libre à chacun·e de se déplacer à sa guise sur cette carte, en faisant toutefois attention à ne pas la prendre pour le territoire. Autrement dit, à ne pas prendre ce récit dans un sens trop biographique ou trop historique. Plus qu’une histoire, plus qu’une biographie, il est question ici d’un espace qui se déploie autour de l’auteur. Les rencontres y sont nombreuses, les anecdotes souvent instructives et la franchise toujours de mise. Point de bavardages pour celui qui dès son plus jeune âge décide de tracer sa propre route sans forcer son talent, et qui n’a pas peur de faire sien le génie.

Notes[+]

* Géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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