Colonia Dignidad, entre Hitler et Pinochet
A la veille du second tour du scrutin présidentiel au Chili qui aura lieu ce dimanche, la population retient son souffle. A gauche, le député Gabriel Boric, ancien leader du mouvement étudiant. A droite, José Antonio Kast, avocat nostalgique du régime de Pinochet (1973-1990) et opposé à toute révision de la constitution. Lors de la précédente présidentielle de 2017, Kast avait déclaré: «Si Pinochet était encore vivant, il voterait pour moi!»1>El País América, 22.11.2017. L’occasion de rappeler ce que fut, en collaboration étroite avec la dictature Pinochet, la Colonia Dignidad pendant près de quarante ans.
Fondée en 1961 par des expatriés allemands, cette enclave isolée, implantée sur 15’000 hectares au sud de Santiago, s’est signalée par des pratiques de domination et de maltraitance monstrueuses.2>Colonia Dignidad, documentaire, José Maldavsky, France, 2006. L’histoire commence en Rhénanie dans les années 1950, quand Paul Schaefer, ex-caporal de la Wehrmacht et autoproclamé «envoyé de Dieu», fédère une communauté et crée un foyer pour les enfants démunis. Accusé à plusieurs reprises de pédophilie, il réussit en 1961, à la veille de son procès, à s’enfuir d’Allemagne et à gagner le Chili. L’ambassadeur du Chili en Allemagne a facilité son évasion, ainsi que l’émigration rapide d’une partie des membres de la communauté. Un terrain est acquis dans le sud du pays, sur lequel est fondée la «Société de bienfaisance et d’éducation dans la dignité», ou Colonia Dignidad. Au vu des nobles buts poursuivis, le gouvernement Alessandri l’exonère d’impôts et de droits de douane.
Outre une immense surface agricole et des mines de molybdène et de titane, la colonie abrite un hôpital moderne et une école. La population environnante y trouve parfois un emploi et lui confie ses enfants. Y vivent en permanence 300 citoyens allemands – nazis en fuite, ouvriers esclavisés, orphelins de guerre – et une vingtaine d’enfants chiliens. Au quotidien, la toute-puissance du gourou est absolue. Schaefer est vu «comme un dieu, un être qui ne se trompe jamais, un führer, un leader, un Hitler.»3>Semana (Colombia) 07.09.1997. Humiliantes séances de confession publique et punitions physiques sont monnaie courante. Les enfants sont séparés de leurs parents, eux-mêmes ségrégués par genre. Chaque soir, le gourou exige un enfant dans sa chambre. «Plus de 200 jeunes garçons, allemands et chiliens, ont été abusés sexuellement.»4>RFI, 10.03.2020. Gavés quotidiennement de somnifères et d’antidépresseurs, les colons vivent coupés du monde. La secte pratique une surexploitation des travailleurs et une déshumanisation organisée. «Arbeit macht frei!» n’est pas bien loin. L’univers concentrationnaire est matérialisé par des barbelés électrifiés, miradors, capteurs de présence sophistiqués reliés à des alarmes qui rendent toute tentative de fuite impossible. Les récalcitrants sont impitoyablement châtiés – bastonnades, décharges électriques, privation de nourriture5>M. Poblete, F. Ploquin, La Colonie du docteur Schaefer, Fayard, 2004, pp. 59-60..
Dès 1970, avec l’avènement au pouvoir de Salvador Allende, la communauté, craignant pour sa survie, son idéologie et ses énormes bénéfices économiques, accueille des putchistes. Des membres du parti d’extrême droite Patria y Libertad s’y réunissent. Après la réussite du coup d’Etat, c’est la police politique de Pinochet, la funeste Dina dirigée par Manuel Contreras, qui prend ses quartiers à Colonia. Agent de la CIA formé aux USA, Contreras l’utilise comme base logistique de sa campagne d’élimination d’opposants. Plusieurs dizaines de membres de l’Unité populaire, du Mouvement de la gauche révolutionnaire y seront interrogés, torturés des jours durant, et le plus souvent exécutés ou portés disparus.
L’impunité dont bénéficie la colonie s’effrite peu à peu après la fin de la dictature; elle perdra son statut d’organisation caritative en 1991. Totalisant une peine de 505 ans de réclusion pour crimes contre l’humanité, Contreras est mort en prison en 2015, à l’âge de 86 ans6>BFM TV, 20.05.2015.. Schaefer, condamné en 2006 pour ses crimes commis sur les colons, est mort en détention en 2010, à 89 ans. Entretemps renommée Villa Baviera et ouverte au tourisme, l’ancienne colonie continue de susciter la controverse au Chili, où de nombreuses victimes voudraient en faire un mémorial.
Notes
Jacques Depallens est ancien conseiller municipal, Gauche en mouvement, Renens (VD).