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Poursuivis pour «injures au président»

Des poursuites ont été engagées contre trente internautes qui auraient spéculé sur la santé du président Erdoğan. Ceci en vertu d’une loi turque sanctionnant les insultes faites au chef d’Etat, jugée «non conforme» par la Cour européenne des droits de l’homme.
Turquie

Des utilisateurs des médias sociaux turcs ont relayé sur Twitter leurs inquiétudes quant à la santé du président, Recep Tayyip Erdogan. Cependant, lorsque le hashtag #ölmüş (#mort) est devenu populaire le 3 novembre, quelques heures ont suffi pour que la Direction générale de la sécurité turque engage des poursuites à l’encontre d’au moins 30 personnes pour avoir spéculé sur la santé du chef d’Etat.

L’article 299 du Code pénal turc établit qu’il est interdit d’insulter le président. Les coupables risquent jusqu’à quatre ans de prison. Depuis son élection en 2014, Freedom House [une ONG étasunienne] rapporte que près de «100’000 personnes ont été accusées de diffamation envers le président» et de violation de l’article 299, disposition rarement utilisée auparavant, selon un rapport présenté en 2018 par Human Rights Watch. Etudiant·es, artistes, journalistes, avocat·es et citoyen·nes lambda ont ainsi été poursuivi·es ou se sont retrouvé·es devant les tribunaux. A en croire la Direction générale du casier judiciaire et des statistiques turque, 36’000 personnes ont été mises en examen pour outrage présumé au président en 2019, et 31 297 en 2020. A titre comparatif, elles n’étaient que quatre en 2010. La Cour européenne des droits de l’homme a statué le mois dernier que les procédures pénales engagées en vertu de l’article 299 enfreignaient l’article 10 sur la liberté d’expression de la Convention européenne des droits de l’homme.

Les rumeurs sur la santé du président Erdogan se sont multipliées dernièrement au vu de ses fréquentes absences publiques. Le 3 novembre, il ne s’est pas rendu à la cérémonie qui marquait la 19ème année de règne de son parti (AKP). Le 1er novembre, en raison semble-t-il d’un désaccord sur les protocoles de sécurité, il a annulé sa visite à Glasgow pour la COP26, se faisant remplacer par Murat Kurum, le ministre turc de l’Environnement. En réaction aux tweets et aux spéculations relatives à l’état de santé du président, ses collaborateurs ont partagé des vidéos le montrant en déplacement. Ainsi, une vidéo du président jouant au basket a été partagée le mois dernier sur son compte Twitter officiel.

Le 3 novembre, la Direction générale de la sécurité a publié un communiqué indiquant que le Département de lutte contre la cybercriminalité effectuerait des contrôles virtuels 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour débusquer quiconque dénigre le président ou sa santé. En juillet, est devenue virale une vidéo sur laquelle le président semblait s’endormir lors d’une allocution virtuelle aux membres de l’AKP.

Dans un arrêt rendu en octobre, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré qu’«accorder une protection accrue par le biais d’une loi spéciale sur l’insulte serait, en principe, contraire à l’esprit de la Convention, et que l’intérêt d’un Etat à protéger la réputation de la personne à sa tête ne saurait servir de justification pour lui octroyer un statut privilégié ou une protection spéciale vis-à-vis du droit de transmettre des informations et des opinions à son sujet». En conséquence, la Cour a recommandé à la Turquie de modifier ses lois et dispositions de manière à s’aligner sur l’article 10 de la Convention.

La probabilité de voir la Turquie se conformer à la recommandation est mince. Quelques jours après la décision de la Cour européenne, l’avocat turc Sedat Ata était condamné à onze mois et vingt jours de prison pour «insulte» au président sur la base d’une vidéo partagée en 2014 sur les réseaux sociaux.

En 2014, un article de la revue Forbes relatait comment, en ordonnant le verrouillage de Twitter, le premier ministre de l’époque, Recep Tayyip Erdogan, avait parfaitement illustré l’«effet Streisand». La décision de ce blocage avait été motivée par une série d’enregistrements sonores sur lesquels Erdogan instruisait son fils Bilal sur la manière de dissimuler d’importantes sommes d’argent liquide. La journaliste Emma Woolacott a fait valoir que le choix de cette mesure n’avait fait «que renforcer l’attention sur les allégations de corruption». Il semble qu’en 2021, le président Erdogan n’ait pas appris grand-chose de cette expérience.

Cet article est paru en version longue sur le site Global Voices, traduit par Véronique Danzé, https://fr.globalvoices.org

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