Chroniques

Rationaliser les porcs (3/4)

Carnets paysans

La guerre du purin. C’est le nom qu’on pourrait donner au début de l’année 1974, en suivant l’inspiration d’un rédacteur du journal de contre-information et de lutte Tout va bien. Le site d’Optiporc de Chesalles-sur-Moudon fonctionne alors à plein régime. Ce qui implique qu’il produit quotidiennement entre 30’000 et 50’000 litres de lisier. Ce lisier, il faut bien l’épandre quelque part, et si possible pas trop loin de son lieu de production. Migros a donc conclu des contrats d’épandage avec des paysans de la région.

Dans un long article paru début janvier 1974 dans le journal Construire, Pierre Arnold, directeur de la Fédération des coopératives Migros et promoteur du projet Optiporc, affirme que les ménages paysans bénéficient en moyenne d’un revenu net de 38’000 francs par an, sur lequel ils parviennent à épargner pas loin de 12’000 francs – des sommes faramineuses. C’est une provocation de la part de Pierre Arnold qui connaît fort bien le monde agricole1>Lire la chronique du 4 novembre, deuxième volet de la série. Le premier volet est paru le 7 octobre. et sait parfaitement que son calcul moyen ne signifie rien, la réalité des fermes étant divisée entre petits paysans très pauvres et très endettés et gros propriétaires terriens.

L’Union des producteurs suisses (UPS) prend cette provocation du directeur de la Migros comme un affront à ses membres. L’UPS, fondée en 1951, est l’ancêtre de l’actuelle organisation syndicale paysanne Uniterre. Elle entend, dès sa fondation, porter la vision d’une agriculture familiale qui résiste à l’industrialisation de la production et aux contraintes que celle-ci implique, comme l’endettement ou la mise en concurrence des productrices et producteurs sur les marchés internationaux.

Dans L’Union, le journal de l’UPS, du 9 janvier 1974, l’article d’Arnold est reproduit, assorti d’un commentaire vigoureux de son secrétaire général Raymond Chapatte: «Après lecture de cette crétinerie, on peut se demander ce que M. Arnold veut obtenir.» Chapatte poursuit: «Les soucis de Migros depuis quelques temps s’appellent sucre, huile, riz, benzine, huile de chauffage, etc. Rien ne va plus dans tous ces secteurs, mais les paysans suisses n’en sont pas responsables. […] Ce géant du capital voudrait bien que le peuple suisse ne constate pas qu’il s’est trompé, et qu’il fait partie des responsables de notre économie bâtie sur le sable des pays arabes et qui est chancelante.» Selon l’UPS, la provocation d’Arnold serait donc une manœuvre de diversion faisant des paysans les boucs émissaires d’une crise due en réalité aux fondements économiques des Trente glorieuses (pétrole, internationalisation des marchés).

L’Union des producteurs suisses, conformément à sa tradition d’action directe, affiche, dans la région de Romont et Moudon, un «Appel aux paysans» qui enjoint ceux-ci à refuser les épandages du lisier d’Optiporc sur leurs terres. Cet appel provoque une certaine frayeur du côté de la Migros, car les fosses à purin ne peuvent contenir que 40 000 litres, soit une journée de production, au lieu des 6 millions de litres qu’auraient imposé les normes légales au vu du nombre de porcs détenus. Le 17 janvier, l’UPS organise une assemblée à Chesalles même: 400 paysans demandent à Pierre Arnold de se rétracter. Les paysans acceptent que le trop-plein soit évacué pour éviter une pollution majeure des cours d’eau de la région. En attendant de pouvoir reprendre les épandages dans la région, Migros déverse le purin sur des terrains dont elle est propriétaire, et notamment celui du centre de loisirs du Signal de Bougy, sur les hauteurs d’Aubonne, qui a ouvert ses portes en 1971.2>Sur ce qui précède: Tout va bien, mensuel suisse de contre-information et de luttes, n°13, été 1974.

Après plusieurs rencontres avec les syndicalistes paysans, le directeur de la Migros consent à nuancer ses propos dans le journal du groupe. Pourtant l’attention du public a été attirée sur la question de l’épandage du lisier et la commune de Lucens finit par porter plainte lorsqu’elle découvre que Migros épand dans une carrière, au mépris des dispositions sur la protection des eaux. La halle de sélection de Chesalles aura brièvement servi de levier à une organisation paysanne minoritaire pour obtenir une victoire d’image contre le grand distributeur. Mais le modèle Optiporc va marquer fortement la structure des rapports entre paysans et grands distributeurs, c’est que nous verrons dans le prochain (et dernier) épisode de ce petit feuilleton.

Notes[+]

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

Rendez-vous jeudi 30 décembre pour le dernier volet de la série.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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