Le passeport, un objet ordinaire?
Les personnes déboutées de l’asile peuvent, en théorie, demander la régularisation de leur séjour en justifiant être un «cas de rigueur». La loi pose plusieurs conditions: avoir séjourné au moins cinq ans en Suisse depuis le dépôt de la demande d’asile; le lieu de domicile doit avoir été toujours connu des autorités (pas de disparition); faire preuve d’une intégration «poussée»; ne présenter aucun motif de révocation d’une autorisation de séjour au sens de la Loi sur les étrangers et l’intégration 1>Voir article 14 alinéa 2 de la Loi sur l’asile..
Ces critères sont appréciés de manière très restrictive tant par les autorités cantonales, chargées d’un premier examen, que par l’autorité fédérale – le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) – à l’approbation de laquelle chaque demande est ensuite soumise. A titre d’exemple, la durée de séjour exigée dépasse en pratique presque toujours cinq ans. Il est aussi souvent attendu des personnes candidates à une régularisation qu’elles soient indépendantes financièrement… alors qu’elles n’ont en principe pas le droit de travailler!
Alors que la barre est donc déjà placée très haut, les permanences juridiques constatent depuis quelque temps dans ces procédures, comme dans celles – analogues – visant un passage du permis F au permis B, de nouvelles exigences. Les autorités cantonales demandent aux candidat·es à la régularisation, en sus de toutes les conditions précitées, de produire un passeport de leur pays d’origine. Cette exigence n’apparaît pourtant ni dans la loi, ni dans l’ordonnance, ni dans les directives du SEM. Ces dernières précisent uniquement que la condition de l’identification est remplie «si l’étranger produit des documents apportant des indications concernant son identité (documents de voyage, pièce d’identité, permis de conduire, acte de naissance, livret de famille)» ou «si les indications fournies par le requérant au cours de la procédure relevant du droit des étrangers ou du droit d’asile sont vraisemblables et exemptes de contradictions et que le demandeur n’a utilisé aucun alias (nom d’emprunt).»
Des ambassades en embuscade
Cette exigence constitue un obstacle qui complique voire rend impossible de nombreuses régularisations. En effet, quérir un passeport auprès des représentations de son pays en Suisse présuppose tout d’abord que celles-ci soient techniquement aptes à produire ce document, ce qui n’est pas toujours le cas. Ensuite ces démarches impliquent un contact avec des autorités que les requérant·es ont fuies. La logique des autorités suisses est simpliste: dès lors que sa demande d’asile a été rejetée par le SEM, la personne ne risque rien à s’adresser à l’administration de son pays. C’est passer un peu vite sur la manière dont l’asile peut en soi attirer l’attention du régime et augmenter le risque de subir une forme de répression.
Le cas des Erythréen·nes constitue à ce titre un cas d’école. L’ambassade érythréenne à Genève joue le rôle d’antenne de renseignement pour un régime autoritaire qui, rappelons-le, commet de nombreuses violations des droits humains, selon divers rapports de l’ONU. Un rapport d’expertise récemment publié2>Equal Rights Beyond Borders, Expert Report. Access to Documents by Eritrean Refugees in the Context of Family Reunification, Daniel Mekonnen et Sara Palacios Arapiles, avril 2021. constate que les représentations de l’Erythrée exercent comme nulle autre une emprise psychologique et financière sur leur diaspora. Elles conditionnent l’octroi de services consulaires au paiement d’une taxe de 2% sur tout revenu et à la signature d’une lettre de regret, dans laquelle l’administré·e reconnaît avoir commis une infraction en sortant illégalement du pays et accepte la sanction qui en découle. Un aveu à haut risque dans un régime dont le «système judiciaire» est arbitraire et violent. Quelles sont les conséquences de se manifester auprès de l’ambassade et de lui demander un passeport? Les parents restés au pays, qui doivent être identifiés lors de cette démarche, sont-ils susceptibles d’être interrogés, voire persécutés?
Les autorités suisses et genevoises éludent ces questions avec une légèreté effarante. Qu’une exigence administrative suisse alimente les pratiques inacceptables de régimes autoritaires paraît déjà hautement problématique en soi. Mais qu’elle fasse courir des risques de violations de droits humains devrait conduire à son abandon immédiat. Ailleurs, on considère plutôt qu’il faut protéger les personnes en demande d’asile, même déboutées, des pratiques de l’ambassade. C’est le cas en Suède, où l’instance de recours en matière d’asile juge disproportionné de demander aux requérant·es d’asile de prendre contact avec leur ambassade au regard des risques encourus3>Sweden – Migration Court of Appeal, 5 March 2018, UM2630-17..
Finalement, outre son caractère contestable à plus d’un titre, l’exigence du passeport constitue surtout un obstacle aux régularisations. Maintenir un tel frein est incompatible avec le bon sens, qui devrait pousser les cantons à régulariser des personnes intégrées, surtout si leur renvoi ne semble pas réalisable. Cette exigence est aussi contraire à la volonté politique exprimée, en tout cas à Genève, par le Grand Conseil et le Conseil d’Etat, qui ont traité favorablement des motions et une pétition allant dans ce sens. Les réseaux de soutien, les mandataires et leurs relais politiques continueront à se battre pour obtenir des régularisations, tant les enjeux humains sont élevés pour les personnes – des jeunes, des familles – qui se retrouvent coincées indéfiniment dans le no man’s land de l’aide d’urgence4>Voir le rapport «Jeunes débouté·es à Genève: des vies en suspens» de la Coordination asile.ge/ODAE romand, juin 2021..
Contrôler les populations, restreindre la mobilité
Perdre son passeport lorsqu’on est à l’autre bout du monde est généralement source de tracasseries administratives pour un·e Européen·ne. Il suffit néanmoins de faire appel à notre ambassade. Cela présuppose évidemment que nous vivions dans un Etat démocratique, en paix, et que prendre contact avec nos autorités ne nous met, ni ne met nos familles, face à un risque de représailles. Or, dans certains pays, on est loin de la simple «tracasserie administrative». Car qui dit passeport dit liberté de mouvement et certains Etats veulent avoir un contrôle total sur leur population.
C’est le cas de l’Erythrée où, sauf cas exceptionnel ou lien particulier avec le régime, aucune personne en âge de servir dans l’armée n’est supposée détenir un passeport, et encore moins une autorisation de sortie légale du territoire. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des personnes arrivées en Suisse dans le but d’échapper à l’enfer du service militaire obligatoire (qui peut durer jusqu’à 50 ans!) en soient démunies. Ce que la démarche d’obtention d’un tel document représente est notamment décrite à travers le témoignage d’un jeune Erythréen publié dans Vivre Ensemble.5>«Portrait: ‘Je ressens un terrible sentiment d’injustice, je pensais remplir tous les critères’», Vivre Ensemble n° 184, octobre 2021.
Le cas des minorités vivant en Chine est également éloquent. Les Tibétain·es, comme les Ouïgour·es vivant dans les territoires où ces populations sont majoritaires, sont sujet·tes à une surveillance et à des restrictions très fortes de leur mobilité, notamment via le retrait ou la non-délivrance de passeports. Ils et elles sont pour la plupart interdit·es de quitter leur région ou le territoire chinois sous peine de mise en détention ou en camp de rééducation. Toute sortie illégale du pays peut avoir des conséquences sur la famille restée sur place: dès lors, requérir un passeport à l’ambassade de Chine à Berne n’est de loin pas sans risque.6>«Country of origin information report China», réalisé par les Pays-Bas, juillet 2020; Human Rights Watch, One Passport, two Systems, China’s Restrictions on Foreign Travel by Tibetans and Others, 2015.
Parmi les personnes d’origine tibétaine séjournant aujourd’hui en Suisse, quelque 300 ont été déboutées de leur demande de protection. N’ayant pour la plupart pas pu présenter de document officiel attestant de leur identité et de leur présence au Tibet, elles ont été soumises à une analyse «Lingua», qui vise à vérifier si elles ont bien été socialisées en Chine et non dans la communauté en exil au Népal ou en Inde. Des analyses qui ont conduit le Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM) à nier leur origine tibétaine et à rejeter leur demande d’asile. Or un panel de scientifiques suisses et européens a passé au crible les analyses du spécialiste «Lingua» mandaté par le SEM pour le Tibet. Il les juge truffées d’erreurs «substantielles et inacceptables», n’hésitant pas à contester l’indépendance de l’expert en question vis-à-vis de Pékin7>Le Temps des réfugiés, blog de Jasmine Caye: «Tibétains déboutés de l’asile : un expert pro-chinois aurait influencé le SEM», 29 octobre 2020.. Au vu des retentissantes révélations8>France Culture, «La stratégie d’influence chinoise: un réseau tentaculaire qui veut désormais s’imposer au reste du monde», Olivier Poujade, 20.09.21. sur les stratégies d’influence chinoise au niveau mondial, l’accusation d’infiltration ne serait pas étonnante.
De leur côté, les cantons de Saint-Gall et de Bâle ont récemment pris des mesures pour faciliter la régularisation des Tibétain·es, cherchant à surmonter l’impossibilité d’obtenir un passeport et, de ce fait, de sortir de l’aide d’urgence9> Lire «Chronique Suisse –12 avril», Vivre Ensemble n° 183, juin 2021..
SOPHIE MALKA, Coordinatrice et rédactrice de «Vivre Ensemble».
Notes
* Aldo Brina est chargé d’information sur l’asile au CSP-Genève.
Les textes de cette page ont paru dans la revue d’information sur l’asile Vivre Ensemble n° 184 (dossier: «Le passeport, entre privilège et contrainte»), octobre 2021, asile.ch