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«Tintin au Congo» encore légitime au parlement vaudois?

Alain Tito Mabiala réagit au dérapage raciste de la présidente du Grand Conseil vaudois, lors de la cérémonie de départ à la retraite du chancelier d’Etat.
Polémique

C’est depuis le haut prétoire du parlement vaudois qu’est partie la polémique. Lors d’une cérémonie d’au-revoir à un illustre collègue. Un instant de joie rempli d’émotion où l’esprit réalise désormais l’absence acquise de la personne pour qui tout est à l’honneur.

Mais c’est dans les mots empreints de légèreté – pour cette heureuse fin de carrière politique – que tout bascule dans un cynisme à visage découvert qui n’a pas sa place. En effet, on aimerait que la présidente du parlement vaudois, Laurence Cretegny, en tant que première citoyenne du canton, soit davantage au courant des sujets cruciaux et sociétaux de notre époque. Elle lâche ainsi pour le fun, comme le diraient des jeunes, sa maladroite citation d’une mère congolaise stéréotypée dans la BD Tintin au Congo de l’entre-deux-guerres.

Sur un plan historique, cette BD a une signification instructive, car elle est le reflet de stéréotypes coloniaux où l’humanité du peuple congolais est diminuée. Une histoire dans laquelle le roi Léopold II, roi des Belges, s’accapare un immense territoire par le biais de la Conférence de Berlin en 1885. La perte humaine pour le peuple congolais s’élèvera à des millions de personnes dans une violence inouïe, motivée par une vision coloniale et capitaliste. La colonisation belge au Congo, c’est notamment des mains coupées d’enfants, des femmes violées et des hommes battus et contraints aux travaux forcés. L’objectif est d’assurer la productivité et la rentabilité de la propriété du roi Léopold II. Au diable les beaux textes sur la dignité humaine qu’a produits le siècle des Lumières – une lumière qui dépend de l’angle qu’on choisit pour regarder l’histoire.

Dans les excuses de la présidente du parlement vaudois, la référence pour se déculpabiliser est encore teintée d’une certaine ignorance dans laquelle il est possible de lire une indifférence à la souffrance psychologique de ceux et celles caricaturés dans la bande dessinée de Tintin au Congo. Celle-ci présentait le peuple congolais de l’époque comme des êtres nigauds se comportant uniquement de manière intuitive, comme l’avait écrit le français Gobineau au milieu du XIXe siècle.

L’étonnant, avec la première citoyenne du canton, est qu’elle ne semble pas avoir eu conscience de sa citation problématique avant les vives et justifiées réactions. Cela s’apparente probablement à la même surprise que certains hommes ont eue face au mouvement #MeToo. On ne peut plus rire comme avant! avaient-ils argué. C’est du passé de pouvoir justifier certaines références en toute impunité, comme une sorte d’entre-soi préservé par une culture ambiante. Une culture qui refuse de s’interroger et se mure dans son angélisme absolu.

Depuis quelques années, des mouvements s’engagent dans la convergence des luttes, c’est-à-dire notamment contre le sexisme et le racisme. L’intersectionnalité est d’ailleurs un concept utile pour saisir des enjeux liés à la complexité des identités, comme celle des femmes noires subissant les deux formes de discrimination. Si, aujourd’hui, en Europe, tout homme tourne sa langue plus de sept fois dans sa bouche avant de parler de la condition des femmes, c’est parce que des luttes féministes ont fait valoir leur droit de se faire respecter. Et la lutte continue, tout comme celle contre le racisme.

L’Europe a choisi les crimes sacrés devant lesquels elle fait de la résipiscence. Autour d’eux, elle s’est construit une moralité qu’elle impose comme universelle. Alors que ses maux et ses stéréotypes disséminés dans l’histoire de la rencontre avec les non-Européens semblent encore s’illustrer dans un parlement vaudois, où les sujets brûlants de l’actualité cantonale ne sont pas méconnus. Aujourd’hui, la conscience collective et historique des petits-enfants de ses victimes et de celles et ceux qui partagent cette lutte le fait savoir. L’allusion de la présidente du parlement vaudois est une écorchure sur une plaie rafraîchie par le discours décolonial, et surtout révèle la profondeur de la plaie, mais aussi la frivolité avec laquelle certaines élites suisses pensent la question de l’altérité. C’est un indicateur du grand travail à poursuivre (sans rire et de manière assidue) aussi au sommet de différents cantons suisses pour que la prise de conscience y soit aussi effective.

Alain Tito Mabiala est un journaliste et écrivain congolais exilé en Suisse.

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