Chroniques

Un ouvrage pour les 150 ans d’Economiesuisse

À livre ouvert

Résumé à son essence, le débat sur la prospérité économique se réduit souvent à l’interventionnisme de l’Etat. Depuis Adam Smith au plus tard – fin du XVIIIe siècle –, l’analyse s’est polarisée: d’un côté, l’Etat est perçu comme un frein à la prospérité; de l’autre, l’Etat est vu comme la condition même de cette prospérité. Privilégier une perspective plutôt que l’autre a des conséquences importantes pour la conception du rôle de l’Etat: doit-il être réduit à une armature minimale, capable uniquement de protéger certaines valeurs centrales (la propriété privée et la sécurité), ou faut-il au contraire lui accorder des compétences plus importantes (comme dans l’encadrement de l’activité économique, ou dans le domaine social, culturel ou sanitaire)? Ces dernières années, les voix pour un Etat plutôt faible semblaient l’avoir emporté en Europe comme en Amérique du Nord – mais la crise sanitaire, plus que toute autre, paraît bien rebattre les cartes.

C’est dans ce débat que s’inscrit le dernier livre de l’historienne bâloise Andrea Franc, En dialogue avec le monde. Les entreprises suisses aux XIXe et XXe siècles1>Andrea Franc, En dialogue avec le monde. Les entreprises suisses aux XIXe et XXe siècles, Zurich: Hier und Jetzt, 2021.. Le lectorat attendant une analyse serrée du fonctionnement des entreprises, de leur développement ou de leur inscription dans la globalisation sera déçu: malgré son titre, l’ouvrage ne s’y consacre pas. Publié «à l’occasion du 150e anniversaire d’Economiesuisse» (p. 2), le lobby de l’industrie d’exportation, En dialogue avec le monde retrace en réalité la position de l’organisation et ses objectifs durant les deux siècles derniers. La couleur est donnée dès l’ouverture du livre: en outre d’une appréciation de Guy Parmelin dans la jaquette, l’avant-propos est laissé au président et à la directrice d’Economiesuisse. Ces derniers invitent à la lecture afin «que le présent ouvrage insuffle en vous l’esprit d’entreprise qui animait nos ancêtres […]» (p. 9). Andrea Franc se positionne ainsi sans ambages lorsqu’elle affirme que «la Suisse est […] le pays du monde le plus prospère et le plus stable au niveau politique […] parce que pendant longtemps […] il lui manquait […] un Etat central planificateur avec un programme» (p. 12). Comme toutes les lectures libérales de l’économie, pourtant, l’ouvrage livre une réflexion paradoxale sur l’intervention de l’Etat: certes, il s’agit souvent d’Etats étrangers, comme en ce qui concerne l’ouverture de marchés coloniaux ou la stabilité monétaire longtemps assurée par la France, toutes deux nécessaires aux activités et à l’expansion mondiale des entreprises helvétiques, mais aussi de l’importance du protectionnisme sectoriel et stratégique mis en lumière, entre autres, par Cédric Humair pour le XIXe siècle.

L’ambition de En dialogue avec le monde est donc claire. L’apport, en termes de savoir historique, est plutôt restreint – bien que l’historienne ait eu accès aux archives d’Economiesuisse –, mais l’ouvrage permet de bien saisir les positions contemporaines du lobby et offre à sa réorientation idéologique une profondeur historique. Le «retour aux valeurs fondamentales du libéralisme» (p. 217) est ainsi opéré en reprenant précisément les textes et valeurs mythiques du (néo)libéralisme pour détricoter tout ce qui semble empêcher les entreprises helvétiques de se développer en Suisse comme à l’international. L’un des messages centraux, à ce titre, réside dans l’intention de conclure le divorce déjà entamé ces dernières années entre l’industrie d’exportation et l’agriculture: parce qu’ils estiment que le protectionnisme accordé à l’agriculture helvétique comme européenne depuis la moitié du XXe siècle entraîne des coûts politiques désormais trop importants – en particulier dans la négociation des traités de libre-échange avec les Etats-Unis –, les cercles de l’industrie d’exportation désirent y renoncer. Caricaturons: manger des patates américaines pour exporter des turbines.

L’aspect le plus surprenant du livre est peut-être, pourtant, déjà révélé par son titre. La production et le partage des richesses sont présentées comme un «dialogue avec le monde». Les rapports de forces, les violences, les destructions d’habitat sont pratiquement absents de la réflexion: qu’il s’agisse de l’inscription des entreprises helvétiques dans les rapports coloniaux, à peine thématisée, ou encore des luttes internes entre capital et classe ouvrière, l’idée que l’enrichissement des uns puisse se faire sur l’appauvrissement et l’asservissement des autres n’est étrangement pas abordée. Le rôle des entreprises suisses dans l’état catastrophique de certaines régions du Sud global, qui pourtant fait l’objet de débats de société profonds avec l’acceptation par une majorité de votant·es de l’initiative «pour des entreprises responsables», aurait par exemple mérité d’être traité. Le portrait de la Grève générale de 1918, la plus grave crise de politique interne (Seconde guerre mondiale exceptée), est ainsi au mieux partiel – la détresse matérielle des ouvriers et ouvrières, sur fond d’enrichissement de certains secteurs dont les profiteurs de guerre et dans le contexte de la pandémie de grippe espagnole, est simplement absente et la crise paraît se résumer au mode d’élection du Conseil national. On recommandera malgré tout la lecture de En dialogue avec le monde à un lectorat critique, surtout pour ce qu’il dit des orientations futures du lobby de l’industrie d’exportation suisse.

 

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Séveric Yersin est historien

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lundi 8 janvier 2018

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