Les multinationales lavent plus violet
En achetant une paire de Nike, vous découvrez comment la campagne «The Girl Effect» va permettre aux filles de «réaliser pleinement leur potentiel» tout en mettant fin à la pauvreté et à la guerre dans le monde. Quant à la campagne «5by20» de Coca-Cola lancée en 2010, qui affirmait vouloir aider 5 millions de femmes en dix ans, elle affiche avoir «touché plus de 6 millions de femmes entrepreneurs». En toute modestie, les multinationales suggèrent que ce genre de programmes peuvent contribuer à atteindre les Objectifs de développement durable fixés par l’ONU pour 2030.
Les œuvres de bienfaisance des entreprises ne datent pas d’hier, mais quelque chose a changé dans la façon même dont elles se présentent comme des acteurs qui contribuent à résoudre les problèmes sociétaux.
Alors que, traditionnellement, ces actions de bienfaisance visaient essentiellement des secteurs extérieurs aux activités principales des sociétés (comme les institutions culturelles), les programmes de responsabilité sociale des entreprises (RSE) sont maintenant considérés comme un moyen de contribuer positivement à la société tout en générant des profits. Ils sont souvent intégrés dans les activités principales de l’entreprise1>Dunstan Paper Foundation (R. Broomhill), «Corporate Social responsability: Key issues and debates», 2007, accès: bit.ly/3xPYrbX, ce qui génère, sans surprises, de nombreuses contradictions.
Promotion de l’entrepreneuriat et stratégies d’intégration
Les entreprises s’engagent pour l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes de deux manières. Premièrement, elles cherchent à offrir plus d’autonomie aux femmes au niveau mondial à travers l’entrepreneuriat, comme Coca-Cola avec son projet «5by20» ou Goldman Sachs avec son initiative «10,000 Women», qui vise à former au commerce et au management des femmes dans 56 pays.
Cependant, une étude de 20142>International Center for Research on Women (ICRW), «The business case for women’s economic empowernment», 2014, bit.ly/37JLXba portant sur 31 des plus gros programmes d’émancipation économique des femmes financés par des entreprises révèle que la plupart s’attachent davantage à l’«impact global» de leur initiative qu’à une évolution de leurs pratiques commerciales internes.
Pour ce faire, les entreprises créent et mettent en place des initiatives privées en partenariat avec des organismes publics, ou en offrant des moyens financiers et leur savoir-faire à des actions et des organisations existantes. C’est ce qu’a fait Procter & Gamble en soutenant le programme de l’ONU en faveur de l’égalité des chances pour les entrepreneures.
Une étude de 20133>Association for Women’s Rights in Development (AWID), «New actors, new money, new conversations», 2013, bit.ly/37J1yYC portant sur 170 initiatives conjointes de ce genre révèle qu’«un total de 14,6 millions de dollars ont été promis pour la période 2005-2020 afin de venir en aide aux femmes et aux filles». Pas moins de 35% de ces actions tournaient autour de l’émancipation économique des femmes et l’entrepreneuriat féminin, de loin donc, la thématique principale.
La deuxième manière de s’engager pour l’égalité des sexes et l’émancipation des femmes consiste, pour les entreprises, à intégrer ces préoccupations dans leurs pratiques commerciales en impliquant leurs propres employé·es, leurs fournisseurs ou leur stratégie marketing.
Les entreprises de biens de consommation soucieuses de leur image, comme Unilever, Kraft, ou des géants du textile comme Gap, se concentrent généralement sur les fournisseurs et les employé·es. Le projet «HerProject», porté par le cabinet BSR (Business for Social Responsibility), inclut ainsi des entreprises comme Levi-Strauss, Primark, Li & Fung, HP et Twinings.
Ce projet met en relation des ONG et des multinationales dans les pays où elles se fournissent, afin de proposer des services de soins aux employées et les sensibiliser aux problèmes de santé. Comme tout le monde est censé y gagner, il bénéficie aux employées tout en réduisant l’absentéisme et les mouvements de personnel.
En Inde, le «Shakti Project» d’Unilever prétend aider les femmes à gagner leur vie, tout en contribuant à l’hygiène publique et en aidant l’entreprise à conquérir des marchés difficiles d’accès. Ce projet a établi un réseau de près de 100 000 «Shakti Amma»4>A. Shasidhar, «Project Shakti has helped thousands of women – and also men», Business Today, 7 juillet 2013, bit.ly/37LUev9, des femmes «ambassadrices» (shakti signifie pouvoir, amma, femmes) qui vendent des produits Unilever aux consommatrices et consommateurs ruraux dans les villages du pays.
Là encore, on présente cette situation comme avantageuse pour tous: les femmes des campagnes gagnent de l’argent tout en aidant l’entreprise à pénétrer un marché en pleine croissance et en favorisant l’hygiène et la santé publique, en présentant les savons Unilever aux populations rurales.
Contradictions
Néanmoins, si ces efforts de responsabilité sociale des entreprises apportent des ressources et de la visibilité aux questions d’égalité hommes-femmes, elles mettent à jour des contradictions.
Tout d’abord, les sociétés qui mettent l’accent sur l’émancipation des femmes adoptent une approche restrictive du problème, en orientant leurs efforts vers le développement de l’entreprenariat et sur des cas individuels. Soulignons que seules 27% des 170 initiatives mixtes public-privé examinées dans l’étude citée plus haut incluent des organisations de femmes, dont seules 9% reçoivent une aide financière directe.
Il me semble que les entreprises cherchent ainsi à éviter les politiques contestataires de ces organisations, qui poussent parfois les femmes à s’organiser entre elles et les encouragent à formuler des revendications en matière de salaires et de conditions de travail.
• Des conditions de travail indécentes. L’ironie, c’est que les codes de conduite volontaires et les initiatives liées à la chaîne d’approvisionnement, comme HerProject, sont loin de garantir des conditions de travail conformes aux normes internationales.
Beaucoup d’entreprises, surtout dans les secteurs où l’assemblage exige une forte main-d’œuvre (comme l’habillement et l’électronique), ont mis en place dans les années 1980 et 1990 des chaînes d’approvisionnement complexes, faisant appel à la main-d’œuvre, flexible et bon marché, de l’hémisphère sud.
Aujourd’hui, on estime que 80% du commerce mondial est lié aux réseaux de production des multinationales, qui répartissent le travail entre des petites et des moyennes entreprises dont la plupart évoluent dans l’économie informelle5>C. Poggi, A. David, C. Zanuso, «Economie informelle: cinq mythes à déconstruire à travers le monde», The Conversation, 16 juin 2019, bit.ly/3iMgqvA.
Dans les chaînes d’approvisionnement mondiales, les femmes sont généralement en bas de la hiérarchie de l’emploi6>OIT, «Rapport IV, Le travail décent dans les chaînes d’approvisionnement mondiales», 8 avril 2016, bit.ly/37TgB1H, cantonnées aux postes mal payés, notamment dans la confection de vêtements, l’assemblage de produits électroniques ou le conditionnement de produits horticoles.
En élargissant leurs marchés, les entreprises n’ont finalement pas que des effets positifs. Même si les «Shakti Amma» gagnent de l’argent en vendant des produits Unilever, elles supplantent aussi les fabricants de savon traditionnel et introduisent de la concurrence7>J. Thekkudan, R. Tandon, «Women’s Livelihoods, Global Markets and Citizenship», Working Paper vol. 9 n° 336, Institute of development studies, oct. 2009, bit.ly/2Xwfgw6 dans les groupes de solidarité féminins.
De plus, elles redéfinissent le problème à résoudre en fonction d’intérêts qui ne sont pas forcément ceux des publics visés. Dans ce cas précis, une communauté villageoise du Kerala avait rejeté les avances d’Unilever pointant que le problème était la difficulté d’accès à l’eau propre et non le manque de savon.
• Des valeurs sexistes et racistes. Enfin, certaines entreprises véhiculent, consciemment ou non, des valeurs sexistes et racistes à travers leurs produits et leurs services. Que penser, par exemple, des produits blanchissants d’Unilever – comme la crème «Fair & Lovely» – que vendent les «Shakti Amma»? Populaires auprès d’une partie des consommateurs et consommatrices, en Inde et dans d’autres pays, ils sont aujourd’hui dénoncés car ils dévalorisent implicitement la peau foncée de nombreux hommes et femmes8>N. Mishra, R. Hall, «Bleached girls: India and its love for light skin», The Conversation, 21 juillet 2017, bit.ly/3iNdcrM. Mais, comme le soulignaient des chercheurs en 2017, «ce type de projets RSE occulte les messages racistes et misogynes véhiculés par les produits problématiques».
Que doit-on penser des entreprises qui prétendent agir pour la défense des droits des femmes tout en tirant profit de la réification de leurs employées et des inégalités salariales9>N. Kommenda, «Gender pay gap: what we learned and how to fix it», The Guardian, 5 avril 2018, bit.ly/3m6vCWp dont elles sont victimes? Ou de l’industrie des produits cosmétiques qui soutient l’émancipation des femmes tout en leur suggérant10>A. Scherker, «7 Ways The Beauty Industry Convinced Women That They Weren’t Good Enough», HuffPost, 29 avril 2014, mise à jour 6 déc. 2017, bit.ly/3jYm6Sx que ce qu’elles sont ne suffit pas?
Notes
Elisabeth Prügl est professeure en relations internationales/science politique à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) et directrice du Centre Genre de l’institution.
Article paru sous le titre «‘Feminism washing’: les multinationales au service des femmes?» dans The Conversation (traduit de l’anglais par Valeriya Macogon, Fast ForWord), theconversation.com/fr