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Transidentité: le droit d’être soi

Qu’implique le fait de ne pas se sentir en accord avec son identité de genre, au sein d’une société qui supporte mal ce qu’elle ne peut catégoriser? Au terme de «normalité», la chercheuse et clinicienne Denise Medico préfère «dissidence du genre» – «Aujourd’hui, il y a moins de demandes de transition complète, parce que la diversité a une possibilité d’exister.
Transidentité: le droit d’être soi
Denise Medico: «Selon des catégories binaires, on ne réussit pas à classer, alors on invente de nouvelles catégories.»; Marche des personnes trans et intersexes, Paris, octobre 2017. FLICKR/CC-BY MISSBUTTERFLY
Genre

Denise Medico est psychologue spécialiste en psychothérapie, sexologue et professeure au département de sexologie de l’Université du Québec à Montréal. Après une formation en sexologie au Québec, elle travaille dans la recherche sur le comportement social de ce qu’on a d’abord appelé les «minorités sexuelles», notamment les personnes bisexuelles, et se forme en clinique. Lors de son premier stage au Canada, elle est marquée par la maltraitance en psychiatrie des patient·es transgenres. A son retour en Suisse au début des années 2000, elle accueille des personnes trans en thérapie, alors que la majorité des cliniciens refuse de les suivre en raison des complexités et des responsabilités médicales liées à leur traitement. Denise Medico qualifie les changements médicaux et sociaux survenus ces vingt dernières années d’«inespérés et spectaculaires». Engagée dans la défense de l’équité et pour la reconnaissance des personnes trans, elle a créé, avec Erika Volkmar, la Fondation Agnodice à Lausanne en 2007. Entretien.

Qu’est-ce que c’est, être trans?

Denise Medico: Nous sommes tou·tes différent·es dans le genre. C’est une manière dont on vit une norme et cela peut inclure toutes sortes de variations de rapport au genre. Etre trans, c’est ne pas se reconnaître dans le genre qui a été assigné à la naissance. Il y a de plus en plus de personnes non binaires chez les jeunes, des personnes agenres qui ne se sentent pas concernées, des personnes trans-féminines, trans-masculines, à des degrés divers.

Chacun·e a des besoins très différents. Les hormones et les opérations, souvent décriées par les médias, ne représentent qu’un petit bout de la vie des personnes transgenres et de la réalité à laquelle elles sont confrontées, et ne concernent pas tout le monde. Les personnes non binaires n’ont dans certains cas ni l’envie ni le besoin de faire appel à des interventions médicales. En revanche, toutes se confrontent à la «normalité»! Leur expérience peut se résumer à une manière de vivre le genre qui n’est pas celle «attendue».

Comment ces personnes se positionnent-elles face à cette normalité?

Afin d’éviter les implications pathologiques du terme «normalité», je choisis le terme de «dissidence du genre», ce qui nous positionne immédiatement dans des enjeux sociopolitiques. Le genre est un système social qui prescrit des rôles, des droits; en somme, toute une ligne de conduite dans notre existence. Les personnes trans remettent en question ces lignes de conduite imposées qui définissent qui détient du pouvoir ou non, et qui ne sont pas tellement fondées. Face à une telle remise en question, il y a évidemment beaucoup de violence sociale et politique, directe et indirecte. C’est ce que les personnes trans supportent dès qu’elles se manifestent; et avant de se manifester, elles l’anticipent.

Pourquoi voit-on la question du genre se poser à un âge de plus en plus précoce?

Lorsque nous avons créé Agnodice en 2007, nous n’avions pas envisagé la prise en charge d’enfants et d’adolescent·es. La question ne se posait pas, du moins pas en Suisse. Nous nous sommes très vite rendu compte que nous avions de plus en plus de demandes d’enfants. La Suisse voit arriver la traîne d’une vague beaucoup plus grande à l’étranger. Aujourd’hui, 1,2% à 3% des jeunes disent se sentir différent·es dans leur genre. Des enfants s’identifient transgenres parce que c’est désormais possible. Le concept existe dans l’espace social alors que cela pouvait prendre trente ou quarante ans pour comprendre quel était le malaise, le formuler, et éventuellement l’affirmer socialement.

Comment s’explique ce changement du profil démographique?

Scientifiquement, la réponse est que nous ne savons pas. Nous ne pouvons que formuler des hypothèses. Ainsi, dans les années 1980-2000, le ratio de femmes trans était beaucoup plus élevé que celui des hommes trans. Cela peut s’expliquer par le fait que quand on est assigné au sexe masculin et qu’on montre des traits féminins, la réponse sociale est assez claire. Elle est beaucoup plus ambivalente par rapport aux personnes assignées filles qui montrent des traits masculins. Chez les enfants, c’est même plutôt encouragé. Beaucoup d’enfants assignés filles qui se sentent neutres, non binaires, voire d’un autre genre, rencontrent rarement des difficultés dans leur quotidien. On dira «tiens, elle est un peu garçon manqué».

Quand la personne devient pubère, les normes sociales changent et la pression qui consiste à performer le féminin – ou le masculin – devient très grande. Vers l’âge de 12-14 ans, ces normes s’intègrent de manière très dichotomique, cela fait partie du processus d’apprentissage. C’est à ce moment-là que certaines personnes peuvent vivre un très grand décalage entre ce qu’elles ressentent et ce qu’elles «devraient» être. L’hypothèse la plus probable est le poids des normes sociales sur les personnes concernées, mais nous restons dans l’interprétation.

Que penser du «phénomène trans», qui voit aujourd’hui des groupes entiers de filles, surtout outre-Atlantique, se proclamer transgenres?

Nous menons actuellement une recherche mondiale pour comprendre pourquoi certain·es jeunes se retrouvent dans une «discontinuité» concernant leur transition et qui ils ou elles sont. A ce jour, oui, nous observons presque exclusivement des personnes assignées filles à la naissance et très peu de personnes assignées garçons. Après une transition, il y a des personnes qui éprouvent du regret, mais elles restent minoritaires. Pour d’autres, les interventions sont un passage nécessaire pour être en accord avec elles-mêmes. Et surtout, il semble qu’il faille envisager la question en dehors de l’idée d’un passage d’un genre vers un autre. La plupart des jeunes qui «discontinuent» ne semblent pas vouloir retourner forcément à leur genre assigné, mais sont dans autre chose.

L’amplification et la médiatisation dudit «phénomène», en le transformant en véritable menace pour les jeunes, sont-elles une tentative de récupération de la dissidence du genre?

Il faut se demander quelle société l’on veut. L’enjeu est d’accepter socialement la diversité des expressions du genre, leur pluralité. Selon mon observation, cela a beaucoup fait évoluer la clinique: au départ, une majorité des personnes venaient en consultation avec le souhait de changer de sexe. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Beaucoup de jeunes disent qu’ils ou elles souhaitent s’interroger, explorer, ou bien prendre des hormones sans faire d’opération. Les parcours sont divers, les solutions sur mesure et visent finalement un équilibre pour chacun·e. Mais la problématique est beaucoup plus profonde. A travers elle, c’est tout le système de l’ordre social qui est remis en cause. C’est pourquoi ce sujet anime tellement les esprits.

Les remises en cause de la thérapie «affirmative» sont-elles fondées?

La pratique affirmative vise le renforcement de l’estime de soi. Il s’agit d’un aspect de l’autodétermination, et cela passe forcément par l’exploration de la question: quel est exactement le genre que la personne veut? La thérapie affirmative travaille sur la résilience des jeunes, sur leur capacité à gérer les émotions, sur les séquelles traumatiques liées aux oppressions que beaucoup vivent. Elle est l’inverse de la pathologisation des identités trans. Les médias créent l’impression qu’on propose des hormones aux jeunes – ce n’est pas la réalité dans la pratique. Les hormones ne sont qu’un des aspects de l’accompagnement, pas pour tou·tes et pas à n’importe quel moment.

Chaque pays décide juridiquement à partir de quel âge un·e jeune a le droit de prendre ses propres décisions. Ensuite, notre travail est de nous assurer qu’il ou elle comprend les enjeux, et d’assurer un encadrement à son exploration. Il n’y a aucun traitement pour les enfants prépubères. Les laisser «explorer» est la meilleure manière de prendre une décision éclairée en attendant la puberté. Les protocoles mis en place sont le fruit de trente ans de recherche et d’expérimentation. Quant à la non-intervention, c’est aussi une action. Souvent, il s’agit d’accompagner des jeunes qui vont très mal, et la balance est entre suicide et intervention.

Le plus souvent, les endocrinologues pédiatriques commencent par une intervention non définitive, comme les bloqueurs de puberté qui ralentissent le développement – aussi utilisés pour les enfants ayant une puberté précoce. Cela donne le temps de grandir psychiquement et de se positionner. A l’arrêt des bloqueurs, la puberté physiologique revient telle qu’elle aurait dû être. Si on décide de continuer sur la voie de la transition, des traitements hormonaux permettront d’éviter des chirurgies lourdes. Ils sont par contre en partie irréversibles après quelque temps.

Quels sont les facteurs de risque chez ces personnes?

On n’est pas très avancé en matière de recherche mais, chez les jeunes notamment, il semblerait que le soutien parental est un facteur énorme qui différencie ceux qui vont bien de ceux qui ne vont pas bien. L’environnement plus large joue un rôle, ainsi que le cumul des facteurs de vulnérabilité: classe sociale défavorisée, personnes assignées filles à la naissance, racisme…

Il y a aussi un clair manque de ressources pour traiter ces problèmes. En Suisse, les moyens pour un·e jeune vivant cette problématique d’accéder à des ressources psychologiques gratuites sont très limités, et les ressources spécialisées sont souvent «pathologisantes». Si ces personnes sont maltraitées par les professionnels de la santé, les interventions peuvent être néfastes et dissuader de consulter. Il existe une immense inégalité entre ceux qui ont les moyens et ceux qui n’en ont pas. La question n’est pas de donner ou non accès au traitement hormonal, la problématique est beaucoup plus large. La solution serait de financer des structures légères, accessibles, empathiques et formées. D’ailleurs, les rares études sur la «détransition» montrent surtout que les personnes se retrouvant dans cette situation auraient eu besoin d’un meilleur accompagnement.

A quoi ces processus pourraient-ils aboutir à l’avenir?

En tant que femme, je vis le système du genre comme une oppression. J’ai grandi avec la conception profonde que je ne suis pas du côté du pouvoir et que cela allait être plus difficile pour moi. Cela l’a été clairement. Je pense comprendre ce que cela peut être pour une personne trans, qui est encore moins du côté du pouvoir. Nos valeurs évoluent. Aujourd’hui, il y a moins de demandes de transition complète en clinique, parce que la diversité a une possibilité d’exister. Avant, les gens n’avaient pas le choix, l’opération était le seul moyen pour eux de changer d’identité. Ils étaient contraints de se faire castrer via une chirurgie génitale garantissant qu’ils n’avaient plus d’organes reproducteurs. Beaucoup n’étaient pas heureux, ils étaient invisibles et silencieux; aujourd’hui ils parlent. Les parcours se sont diversifiés. Selon des catégories binaires, on ne réussit pas à les classer, alors on invente de nouvelles catégories. Or il faut se rendre compte qu’un parcours binaire n’existe pour personne, en fait.

Article paru en version longue dans Diagonales n° 140, avril-mai 2021, bimestriel du Groupe d’accueil et d’action psychiatrique (Graap), www.graap.ch

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