Chroniques

Retour en studio

A rebrousse-poil

On ne s’était pas revus depuis de longs mois, Covid oblige. L’enregistrement d’une douzaine de chansons nouvelles nous réunit. Comment vont-ils les amis musiciens, comment ont-ils traversé cette année grise, Laurent Poget le guitariste, et Mimmo Pisino le contrebassiste? Tant bien que mal, comme tous les copains, grâce principalement à des heures d’enseignement. Mais la machine tarde maintenant à se remettre en route, les spectacles restent rares.

A la petite équipe qui m’accompagne depuis quelques années, manque hélas le troisième beau compère, Stéphane Chapuis, l’accordéoniste lumineux, qui nous a quittés à l’automne.

Ces retrouvailles, c’est un peu une fête: dix jours d’enregistrement sous la direction du pianiste Gaspard Glaus, un complice depuis… on ne sait plus quand! C’est l’occasion d’exercer à nouveau le métier qu’on aime, d’en retrouver les gestes, de ramener au jour un talent qu’on a dû laisser dormir trop longtemps. Un vrai bonheur! Tous les artisans que la pandémie a condamnés à l’inaction n’éprouvent-ils pas la même jubilation au moment de retrouver leurs outils et leurs pratiques?

Le studio est petit: une pièce insonorisée où les musiciens joueront chacun à son tour; et une autre pièce, guère plus grande, domaine de l’ingénieur du son. Toutes les pistes de tous les instruments tiennent sur un ordinateur, tout comme l’infinité des effets qu’on peut appliquer à chaque partie de l’enregistrement, réverbération, traitement du son.

Quels changements techniques depuis mes débuts!

Mes premiers pas dans un studio, je les ai faits à Paris, j’avais vingt-trois ans. Roger Marouani, directeur artistique d’une maison de disques, avait été séduit par mes chansons. Les Marouani, c’était à l’époque une dynastie que l’on retrouvait partout, à tous les échelons dans le show business parisien. Jacques Brel disait: «Quand j’ai de la peine à m’endormir, je compte les Marouani…»

Cadeau superbe, ce directeur artistique avait demandé à François Rauber d’écrire les arrangements de mes chansons, la musique qui accompagnerait mes mélodies. François Rauber, l’arrangeur de Jacques Brel, justement, un musicien de génie – faites l’expérience, écoutez les chansons du grand Jacques en faisant abstraction de la voix du chanteur: vous verrez, c’est déjà magnifique! – et de plus un homme d’une modestie et d’une gentillesse immenses. Me voilà donc, petit Vaudois plus que réservé, accueilli par ce monument dans une vaste salle, devant une quarantaine de musiciens. La console de mixage, couverte de boutons mystérieux, de potentiomètres, de cadrans, devait bien faire trois mètres de large. L’enregistrement se faisait sur des bandes magnétiques de deux pouces qui s’enroulaient autour de grosses bobines.

A l’époque, l’orchestre tout entier jouait ensemble, tout était écrit, jusqu’à la moindre croche. Cuivres de la Garde républicaine, cordes de l’Opéra, guitares, contrebasse, batterie, tout ce beau monde suivait attentivement la baguette de l’arrangeur. Qu’un seul des instrumentistes lâche une fausse note, et c’était toute la prise qui était à refaire. Moi, j’étais au ciel!

On racontait que parfois l’ingénieur du son tombait sur un producteur pointilleux et peu compétent. Au moment de la finalisation, pour montrer que c’était bien lui le patron, il arrivait que celui qui tenait les cordons de la bourse fasse son important:

– A l’écoute, il me semble qu’il n’y a pas assez de… ou trop de… je ne sais pas…

Alors, dit-on, l’homme du son désignait un bouton à un bout de la console:

– Prenez les choses en main! Mais allez-y doucement, c’est extrêmement sensible!

La chanson défilait, le commanditaire tournait la molette avec précaution, et finissait par être satisfait:

– Voilà, c’est parfait, ne touchons plus rien!

Revanche des modestes, ce qu’on nommait le «bouton du producteur» n’était relié à rien!

Changements considérables dans le matériel, donc. Tout, aujourd’hui, est plus petit, chaque artiste enregistre sa partie séparément, et l’on peut multiplier les prises autant qu’on veut. Mais le plus important n’a pas changé: l’humain. On peut avoir à sa disposition toute la technologie possible, ce n’est pas ça qui donnera du talent à un  mauvais musicien, ou qui rendra belle une chanson médiocre.

Avec les amis, cette semaine, on va donc faire de notre mieux pour créer un peu de beauté, pour faire peut-être verser plus tard une larme de bonheur, pour faire sourire, pour accompagner une révolte. C’est le rôle de la chanson.

* www.michelbuhler.com

* Vient de paraître: «Helvétiquement vôtre», coffret de 3 CDs, www.epmmusique.fr

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