Chroniques

A Paris, mon quartier

Michel Bühler observe l’invasion de l’argent dans un quartier parisien encore populaire.
A rebrousse-poil

Il est des lieux sur cette terre où l’on se sent vraiment chez soi…» chantait Jean Villard-Gilles.

Depuis des années, je me sens chez moi, dans un quartier – encore – populaire du 14e arrondissement de Paris.

Par ces chaudes journées d’été, j’y fais le tour, à pied, de mon petit Panthéon personnel.

Dans la rue du Château, je commence par un signe à Prévert et aux surréalistes qui s’y réunissaient à la fin des années vingt.

Un peu plus haut, salut aux travailleurs des petites usines et des ateliers, qui ont été nombreux dans ce coin du Montparnasse: au fond d’une allée, un gros immeuble de six étages, «le Château ouvrier». Bâti à la fin du XIXe siècle, il abritait de nombreux logements «sociaux », dotés chacun d’un cabinet de toilette, ce qui était exceptionnel pour l’époque!

Dans la rue de Plaisance, je ralentis devant la maison où Missak Manouchian et sa compagne Mélinée ont vécu, avant qu’il soit arrêté par les nazis. Poète d’origine arménienne, résistant, dont Louis Aragon rappelle la mémoire dans le poème L’Affiche rouge, il sera fusillé à l’âge de 37 ans.

Je respire presque l’air du pays au carrefour suivant, où subsiste l’atelier de Giacometti: deux hauts murs entourent une cour envahie par des glycines et des bambous, derrière lesquels se devine une verrière.

Le sculpteur retrouvait son tout proche voisin, Georges Brassens, dans le bistro d’un bougnat, à l’entrée de l’impasse Florimont, où le chanteur a vécu de 1944 à 1966. L’impasse, où on l’avait recueilli après qu’il ait fui le STO, est encore là. Mais le bistro a disparu, comme la basse-cour où Jeanne élevait ses poules et ses canards. Et la maison, rénovée, n’a plus rien de la masure de l’époque.

Mes pas me portent ensuite au long d’un square où se dresse la statue d’un homme debout, les mains enchaînées croisées sur la poitrine. La pierre blanche s’est effritée, et c’est à peine si l’on distingue encore le nom de «Michel Servet». Dessous: «Brûlé vif». Opposé à Calvin, esprit libre, il a subi ce supplice à Champel, en 1553. Un autre adversaire de Calvin écrira quelques années plus tard ces mots qu’on croirait d’aujourd’hui: «Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine, ils tuaient un être humain: on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle.»

J’arrive au bout de mon périple en remontant la rue Victor-Schœlcher. Journaliste, homme politique, d’extrême gauche jusqu’à son dernier souffle, farouche opposant à l’esclavage, c’est lui qui est à l’origine du décret de 1848 abolissant cette pratique dans les colonies françaises.

J’ai parlé des morts… Ceux qui habitent maintenant ce village sont bien vivants!

Lorsque j’y suis arrivé, les ouvriers, les petites gens, y étaient la majorité. Peu à peu, les «bobos» le pénètrent, et les pauvres s’en trouvent chassés. Mais le quartier, pour l’instant, tient bon, et garde son caractère dépourvu de clinquant, comme la diversité de sa population. Dans un rayon de cent mètres, on trouve de petits restaurants turcs, kabyles, portugais, chinois, vietnamiens, libanais, indiens. Le réparateur de vélos vient de Djerba, le marchand de légumes est marocain, un boucher, algérien. Je croise sur le trottoir mon voisin italien, ma voisine érythréenne, mon copain russe. Les maçons qui refont la façade de la boutique tibétaine viennent de Pologne ou de Roumanie, les employés de voirie sont du Mali, et les nounous qui gardent les enfants des bobos, du Sénégal ou du Niger. Ajoutez à cela un boucher de l’Aveyron, un cafetier nantais, un autre de Dijon, et un poissonnier breton. Plus, bien sûr, tous les Français «normaux».

Et tout ça fait un joli coin de Paris!

Bon… signe inquiétant de l’invasion du fric, et symbole des inégalités qui se creusent, depuis peu dans ma rue, un hôtel quatre étoiles est venu remplacer un garni dont les locataires, au mois, étaient des gens plus que modestes. Aujourd’hui, il propose ses services en anglais, la nuitée coûte entre 300 et 400 euros, et les clients qui le fréquentent arrivent en taxi Uber, bardés de sacs Vuitton. Personne dans le quartier ne pourrait s’en offrir.

M’énerve un peu… Alors, passant devant tous les jours, je répète dans ma tête une phrase de Victor Schœlcher: «Les révolutions se font pour rétablir dans l’ordre social l’équilibre que les envahissements de la richesse tendent toujours à détruire.»

www.michelbuhler.com

Dernier roman: Retour à Cormont, chez Bernard Campiche Editeur, avril 2018.

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lundi 8 janvier 2018

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