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«La maison de la musique d’une petite minorité»

La Cité de la musique, objet de la votation communale du 13 juin, constitue «l’intrusion du privé dans un domaine public aussi symbolique que la place des Nations», selon Morten Gisselbaek, membre du comité référendaire opposé au projet.
Genève

«Les décideurs doivent joindre le geste à la parole. Les engagements à long terme doivent s’accompagner d’actions immédiates pour lancer la décennie de transformation dont les gens et la planète ont si désespérément besoin», a déclaré le secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres en commentant le récent rapport onusien sur le climat (février 2021), qu’il a qualifié d’«alerte rouge pour la planète».

Le conseiller d’Etat Antonio Hodgers, élu du parti des Verts et farouche défenseur du bétonnage du domaine des Feuillantines, devrait peut-être s’en inspirer et s’inscrire dans la sauvegarde du riche biotope de ce parc. Au lieu de cela, il nous fait obstinément miroiter dans ses différentes déclarations sur le sujet que, d’une part, même en cas de refus populaire le canton pourrait passer outre et valider le projet de Cité de la musique, et, d’autre part, que cette parcelle est condamnée à être, quoi qu’il en soit, bétonnée. Selon lui, la vraie question posée aux électeur·trices serait: «Voulez-vous la Cité de la musique ou d’un projet immobilier de bureaux et de logements?»

Or s’il a bien été question d’une tour en 2013, celle-ci prévoyait des activités ouvertes aux publics en son socle, les étages étant réservés aux activités des organisations internationales et non à des logements. Projet rapidement abandonné par ses concepteurs pour des raisons économiques et financières1>Cf. le rapport explicatif du projet de PLQ 30134. Il est encore à noter que ledit projet se situait sur le haut des parcelles concernées et ne touchait pas à la villa des Feuillantines ni à la plus grande partie du domaine arboré qui l’entoure2>Cf. le rapport explicatif du projet de PLQ 30134.

Un autre projet d’urbanisation, plus ancien, a également été proposé sur ce terrain et refusé en votation communale en 1998 à la suite d’un concours international prévoyant deux phases – l’aménagement de la place des Nations et la construction de nombreux bâtiments – remporté par l’architecte Massimiliano Fuksas. Après le refus populaire, le Département des travaux publics (ancien nom du Département du territoire) a établi un rapport d’étude débouchant sur l’élaboration en 2003 du plan directeur de quartier des Nations3>Intégré au Plan directeur de quartier Jardin des nations 2003.. Cette analyse préconisait de renoncer, pour les terrains bordant la place des Nations, à une trop forte densification et de mettre en zone de verdure la majorité de la surface concernée – car c’était déjà pour sauver un patrimoine arboré et bâti que le peuple s’était mobilisé. Elle prévoyait également le passage d’une voie verte ouverte au public à travers les Feuillantines. Il est donc choquant de constater que la révision du plan directeur cantonal a permis d’intégrer dans ce lieu un projet massif ne correspondant pas aux besoins des organisations internationales.

Le projet de cette Cité de la musique constitue l’intrusion du privé dans un domaine public aussi sensible et fondamental que la place des Nations, véritable symbole des efforts collectifs mis en œuvre pour tenter de régler de manière pacifique les problèmes du monde et espace d’expression pour les victimes et les défavorisé·es. Sur cette place chargée d’une dimension universelle, cette prétendue «cité de la musique» sera dévolue à être la maison non pas de la musique et de la culture dans ce qui rassemble l’humanité, mais de la musique et de la culture d’une petite minorité. C’est donc l’esprit même de la place des Nations, et plus largement de cette partie de Genève affectée aux activités des organisations internationales – en premier lieu de l’ONU – qui seraient remis en cause par ce grand bâtiment construit et géré par une fondation privée. Pouvons-nous imaginer demain les légitimes et nombreuses manifestations des souffrances et des revendications des peuples qui s’expriment jour après jour sur la place des Nations se dérouler devant l’image même de l’arrogance et du pouvoir démesuré de l’argent?

Dans un monde qui mêle les écocides au réchauffement climatique, qui voit les crises sociales grandir au rythme de la croissance des inégalités, ne serait-il pas plus important pour Genève, pour l’ONU et sa crédibilité, de récupérer la maîtrise de ce terrain hautement symbolique et de le dédier à la Nature et à sa préservation? Et joindre ainsi le geste à la parole.

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