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Le temps long de la Genève artistique

Rémy Campos, coordinateur de la recherche à la Haute école de musique, évoque l’histoire de la relation que Genève entretient avec les arts. Le projet d’une Cité de la musique signerait, dans le sillage des constructions récentes d’édifices culturels genevois, l’ouverture d’«un nouveau cycle», selon le chercheur.
Cité de la musique

Avec l’ouverture en l’espace de quelques années du Musée d’ethnographie, de la Nouvelle Comédie, du Théâtre de Carouge rénové et avec le projet d’une Cité de la musique, Genève est sans doute en train de connaître un big bang comparable à celui qui s’était produit au XIXe siècle. Une demi-douzaine de temples de l’art étaient sortis de terre coup sur coup: le Musée Rath, le Conservatoire de musique, le Grand Théâtre, le Victoria Hall, le Musée d’art et d’histoire et la Comédie de Genève. La construction de ces édifices qui ont marqué durablement le paysage répondait à plusieurs nécessités.

La première était la volonté de beaucoup de Genevois d’en finir avec des interdits remontant à la Réforme. Bâtir des théâtres, un conservatoire ou une salle de concert revenait à doter la ville des équipements modernes qui lui permettaient d’entrer dans la compétition entre capitales continentales et de participer à l’émulation entre cités suisses. En un mot, il s’agissait de normaliser la vie artistique genevoise. La deuxième raison était le souhait d’embellir la ville au moment où les murailles tombaient à travers toute l’Europe. A Genève, les édifices élevés sur les terrains laissés libres par la disparition de la vieille enceinte devaient contribuer à créer une cité idéale sur un plan rationnel.

Tout au long du XXe siècle, les institutions genevoises semblèrent devoir rester identiques à elles-mêmes pour l’éternité. Lorsque brûlent le Grand Théâtre en 1951 ou le Victoria Hall en 1986, on restaure les bâtiments endommagés sans imaginer créer de nouveaux lieux. A chaque fois que le Conservatoire de musique se sent à l’étroit, on procède à partir des années 1930 à des aménagements ponctuels sans songer à déménager l’institution dans un quartier neuf où l’espace ne manquerait pas.

Or, pour la première fois depuis un siècle, un nouveau cycle pourrait s’ouvrir. A l’heure du Grand Genève, il est admis que les limites traditionnelles de la ville ne sont plus pertinentes pour l’organiser. L’emplacement de la future Cité de la musique est à ce titre emblématique: à la fois dans le centre étendu et dans une zone qui concentre plusieurs des outils du rayonnement international de Genève. La salle de bois provisoire installée place des Nations pendant l’exil du Grand-Théâtre a montré que le public était prêt à sortir du quadrilatère historique du spectacle genevois.

La Cité de la musique répond aussi à des besoins apparus récemment. Au XIXe siècle, le problème de ceux qui pilotèrent la métamorphose des institutions musicales était de faire émerger des lieux spécialisés pour remplacer les espaces à tout faire dont on s’était contenté jusque-là. C’est ainsi que le Conservatoire de Neuve ou le Victoria Hall avaient vu le jour. Aujourd’hui, c’est l’éclatement des lieux qui fait problème pour ceux qui vivent à la Haute école de musique comme à l’Orchestre de la Suisse romande, éclatement antinomique avec ce qui fait une institution: la maison commune.

Le projet de Cité de la musique permettra non seulement de rassembler les professionnels de la musique mais aussi de favoriser la diversité des échanges, enjeu qui n’existait pas dans les deux derniers siècles où régnait l’uniformité esthétique. Nul ne soutient plus actuellement que la pratique artistique serait univoque. C’est un autre des grands enjeux de l’adaptation en cours: ne plus raisonner exclusivement depuis ce qu’on appelait jadis la grande musique mais penser les musiques au pluriel, celles du passé et du présent, d’ici et d’ailleurs.

Ainsi, le projet de Cité de la musique est l’occasion pour les institutions musicales de la ville de s’adapter à la nouvelle donne de la pratique artistique qui conjugue pluralité des arts légitimes, revalorisation des pratiques amateurs, variété des publics, etc. Autrement dit, de réinventer à l’échelle locale – une dimension dont la crise sanitaire a montré qu’on l’avait sans doute trop négligée – et dans des termes modernes le projet universel qui avait suscité la première éclosion de maisons de la musique.

Rémy Campos est coordinateur de la recherche à la Haute école de musique de Genève-Neuchâtel. Auteur de Instituer la musique. Les débuts du Conservatoire de Genève (1835-1859), 2003.

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