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Les mots, les sens et les cultures

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Une ethnologue têtue avait, il y a longtemps, fait venir plusieurs médecins pour résoudre une énigme chez les Bassari, une ethnie du Sénégal oriental et de Guinée. Les Bassari se plaignaient souvent d’une maladie dont le nom se traduisait par: «la maladie qui monte et qui descend». Elle était décrite en relevant et abaissant les yeux et en se frottant, au même rythme et en alternance, le sternum de bas en haut et de haut en bas, avec l’index et le majeur accolés. Nos médecins tentèrent sans succès de la faire rentrer dans divers syndromes classiques, ou même exceptionnels. Puis ces «toubibs toubabs»1>Notre argot «toubib» pour médecin a donné «toubab» pour Européen en Afrique de l’Ouest., pragmatiques, essayèrent en vain divers traitements, dont des placebos spectaculaires (comme l’aspirine effervescente «qui fait bouillir l’eau» et dont le côté magique fait parfois merveille sur les pathologies à composante psychosomatique).

Peine perdue! Le patient revenait, mimait à nouveau sa douleur, demandait une augmentation des doses ou un autre traitement. Il y avait bien des remèdes traditionnels mais, semble-t-il, aussi inefficaces que la science importée. Pourtant, à l’époque, tout Bassari connaissait «la maladie qui monte et qui descend» et la mimait à chaque évocation! Cependant, même ceux qui maîtrisaient parfaitement le français ne la reconnurent dans aucune des pathologies européennes auxquelles on tenta de la rapporter. A ma connaissance, le mystère n’est toujours pas résolu. Il souligne combien les arbitraires culturels conditionnent tous les secteurs et toutes les problématiques de la vie quotidienne…

Pas loin des Bassari, les Bedik parlent une langue apparentée, qui compte quatorze «classes nominales». Autrement dit, plutôt que d’accorder les adjectifs, par exemple, selon le genre masculin, féminin ou neutre d’un nom, il faut le faire en fonction de son appartenance à l’une des quatorze classes du lion, du baobab, etc. Un niveau de complexité aggravé par une grammaire si coriace que seuls les enfants élevés en «menik» – leur langue – le parlent correctement. La linguiste qui l’avait étudié plus de trente ans faisait pouffer le village dès qu’elle le parlait, même si elle comprenait tout et savait dire n’importe quoi!

Une culture, c’est aussi un monde, un environnement. Les langues Inuit, très apparentées de la Sibérie au Groenland, possèdent treize mots pour désigner avec précision différentes sortes de glace, que leur très riche tradition orale utilise judicieusement. Bonne chance à qui tente de les traduire dans une langue née sous d’autres climats! Quant aux Inuits passés à un mode de vie occidental ou émigrés, ils perdent vite de telles richesses sémantiques dont ils n’ont plus l’usage.

Certains trouveront anecdotique de s’intéresser à des bizarreries de civilisations marginales, souvent en voie de disparition. Mais elles nous rappellent que, dès que deux langues diffèrent, leurs mots portent des sens et des émotions différentes, sources d’autant de malentendus que les différences de codes gestuels si bien illustrées dans les écrits de Desmond Morris et Edward Twitchell Hall2>Morris, D. La clé des gestes, Grasset, Paris, 1979; Hall, E. T., La dimension cachée, Le Seuil, Paris, 1966/2014.. On n’oubliera pas le pape Wojtyla faisant de sa papamobile un salut, polonaisement innocent… mais reçu comme bras d’honneur par une foule espagnole!

Gestuels, oraux, ou écrits, les mots traduits déforment et trahissent parfois les sens en tant que faux-amis. Ailleurs, ils les appauvrissent ou s’associent à des émotions très différentes selon les langues et les cultures. Les traducteurs ne sont pas tous des traîtres, contrairement au joli jeu de mots italien. Ce sont des champions d’improvisation, qui doivent vivre deux cultures pour éviter les contresens, non seulement lexicaux, mais aussi culturels, quand un mot ou une phrase n’a pas de sens dans une autre langue. Hors de leur expertise, on stagne dans les horreurs du français fédéral ou de l’anglais «international» des politiques ou des scientifiques…

Notes[+]

* Chroniqueur énervant.

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lundi 8 janvier 2018

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