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«Le bien-être au centre»

«Notre communauté, c’est sept milliards d’habitants!» Tho Ha Vinh, spécialiste du Bonheur national brut (BNB), analyse l’époque que nous vivons comme un potentiel moment charnière où nous pourrions choisir une nouvelle voie, alternative à celle de la croissance, plaçant le bien-être de la majorité comme priorité. Echange avec le magazine Agir de l’EPER.
«Le bien-être au centre»
Une salle de classe d’une école primaire communautaire, à Samdrup Jonkhar, dans le sud-est bhoutanais. KEYSTONE
Société

Docteur en science de l’éducation et auteur franco-vietnamien, Tho Ha Vinh est l’ancien directeur et co-fondateur du Centre de formation de Bonheur national brut au Bhoutan, qui promeut une vision alternative du développement basée sur l’écologie et une économie équitable et durable, ainsi que le fondateur de l’institut de formation Eurasia pour le bonheur et le bien-être (elihw.org), qui pilote des projets transformatifs pour des entreprises, institutions et écoles en Chine, Thaïlande, Vietnam, Allemagne, Autriche et Suisse. Entretien.

Nous vivons depuis le mois de mars au rythme du coronavirus et des mesures étatiques pour l’endiguer. Quels sont les enseignements que nous pouvons en tirer?

«Le bien-être au centre» 1
Crédit photo: DAI BUI

Tho Ha Vinh: C’est d’abord un révélateur des inégalités sociales, le Covid-19 touchant principalement les personnes les plus fragiles. C’est aussi une occasion de mettre en cause notre rapport à la Nature. Croire que l’on peut la dominer et la maîtriser est une illusion sur laquelle nos sociétés occidentales sont construites. Finalement, c’est touchant et encourageant de constater que toute la société et les autorités sont prêtes à des mesures aussi fortes, au risque de ralentir l’économie, pour préserver les plus vulnérables. Cela dit, cet effort de solidarité ne devrait pas être limité à la crise sanitaire.

«Ce qui fait notre humanité, c’est notre capacité d’apprendre. De là découle notre capacité de nous transformer»

Justement, au niveau des préoccupations environnementales, serait-ce faisable de changer de cap?

Si la problématique climatique était empoignée aussi sérieusement que la pandémie, on pourrait agir! Dès que l’on change la priorité centrale – avec le Covid, c’est devenu la santé –, on peut s’organiser en conséquence, même si ce n’est pas simple. En se donnant dix ans pour accomplir une transition écologique consciente par étapes, on pourrait la réaliser sans détruire l’économie. C’est vraiment une question de priorité, de volonté politique et sociétale.

Vous êtes un spécialiste du Bonheur national brut (BNB). Pouvez-vous nous expliquer en quoi consiste ce fameux BNB?

L’idée de base du BNB est relativement simple. Il s’agit de dire que le développement économique, technologique ou le progrès ne sont pas une fin en soi. Ce sont des outils qui contribuent au bien commun et au bien-être du plus grand nombre en répondant à leurs besoins légitimes. Dans nos sociétés, on pense que la croissance est un but à atteindre et on considère qu’elle profite à tout le monde. C’est rarement le cas. En Suisse – comme dans la plupart des pays développés – la croissance économique ininterrompue des dernières décennies n’a pas accru de manière tangible le bien-être de la population. Ce qui devrait nous préoccuper avant tout, c’est le bonheur et le bien-être du plus grand nombre, mais aussi de notre environnement et de toutes les formes de vie.

«La croissance économique ininterrompue des dernières décennies n’a pas accru de manière tangible le bien-être de la population»

Le modèle du BNB est-il applicable à la réalité suisse?

Quand un pays décide de mettre le bien-être de sa population au centre de ses préoccupations, il prend des décisions différentes. Plutôt que de se demander si ça va faire croître le PIB, on se demande avant tout si ça va véritablement apporter plus de bien-être à une majorité. Ce sont justement des pays dont la majorité de la population voit ses besoins de base couverts – ce sont aussi ceux qui polluent le plus – qui devraient se lancer. Ils auraient les moyens de repenser leur modèle de développement sans compromette leur niveau économique. En Nouvelle Zélande, la première ministre, Jacinda Ardern, s’est faite élire sur un programme basé sur la compassion, le bien commun et le bien-être. L’Islande, le Pays de Galles et l’Ecosse ont la même approche. Ce sont tous des pays développés. Mais précisons qu’ils sont tous dirigés par des femmes.

Au niveau individuel, que peut-on faire?

Il y a une responsabilité individuelle face au bien commun. Je suis conscient de la frustration de certains à voir leur liberté individuelle brimée. L’interdiction de fumer dans les lieux publics est aussi une privation de liberté, mais il y a un consensus social pour dire que cette restriction est bénéfique au regard du bien commun pour ne pas imposer la fumée passive. Face aux restrictions liées au Covid, on peut soit être dans la révolte et la frustration, soit se dire qu’on contribue, à sa petite échelle, à ne pas répandre la maladie, pour le bien de tous. C’est donc une question d’attitude. On est quand même très loin de la dictature…

On devrait donc revoir nos priorités de vie personnelles?

Nous avons un rythme de vie effréné avec des échéances constantes qui nous essoufflent. Pour certains, la vie s’est ralentie. Ce peut être une occasion précieuse de changer nos priorités: notre attention est le plus souvent focalisée vers l’extérieur, c’est donc une opportunité de se tourner vers l’intérieur, de prendre des temps d’arrêt, d’introspection, de méditation, de prière et se demander ce qui nous importe vraiment. Le danger est de remplacer ce manque d’activités extérieures par une activité frénétique sur internet.

Les ONG telles l’Entraide protestante suisse (EPER) ont-elles un rôle particulier à jouer dans cette période?

Les ONG qui ont pour vocation de s’occuper des plus démunis ont un rôle crucial à jouer maintenant. C’est un rouage nécessaire au maintien d’un minimum d’équilibre de la société. Et cet apport devrait être valorisé. Je pense qu’il y a quelque chose à faire au niveau de la prise de conscience de gens qui n’étaient pas très sensibles auparavant à cette partie de la population précarisée et exclue. Dans quelle mesure peut-on contribuer, d’une manière ou d’une autre, en offrant des ressources matérielles, du temps, de l’écoute, des objets dont on n’a plus besoin?

«Ce qui fait notre humanité, c’est notre capacité à apprendre»

Pensez-vous que la civilisation peut progresser ou qu’elle reproduit toujours les mêmes erreurs?
Au plan individuel, il faut souvent du temps pour prendre conscience que certains de nos comportements – qui étaient peut-être justifiés à un certain moment – sont devenus contre-productifs et que l’on devrait en changer. Cela demande de l’effort et de la persévérance, mais c’est possible. Je ne pense pas qu’il y ait une force supérieure qui empêche d’agir et de changer son attitude. Ce qui fait notre humanité, c’est notre capacité à apprendre. De là découle notre capacité à nous transformer. Collectivement, c’est la même chose. On n’a toujours pas trouvé un moyen d’arrêter les guerres, c’est étonnant. Mais on constate des progrès au niveau des droits humains, de la place des femmes dans la société, de l’institution de régimes démocratiques ou des normes humanitaires et légales. On vit encore fortement avec la notion d’Etat-Nation alors que la plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés sont planétaires. On essaie encore de résoudre la crise climatique ou le Covid chacun de son côté. Il y a donc un décalage entre l’échelle des problèmes et le niveau des réponses apportées. Notre communauté de destin, c’est sept milliards d’êtres humains! Même si mon microcosme se limite parfois à ma famille, ma commune, mon canton, mon pays.

Quelles mesures concrètes verriez-vous pour aller vers plus de bien-être généralisé?
La première serait d’arriver à un consensus. Pouvons-nous nous mettre d’accord de poser le bien-être du plus grand nombre et de la planète comme priorité numéro absolue, dans toutes nos décisions? Sommes-nous prêts à mettre la croissance économique et le progrès technologique au service de cette intention? La seconde mesure, une fois que nous avons déterminé cet objectif commun, serait de changer notre manière d’évaluer les politiques et les choix sociétaux, pour que les comportements vertueux soient récompensés et que ceux qui polluent ou bafouent les droits humains aient à payer les conséquences de leurs actes. La troisième serait d’introduire ces valeurs dès l’enfance, dans le système éducatif, pour mettre au centre des valeurs comme la solidarité, la générosité et l’humanisme.

Vous êtes un spécialiste ès Bonheur. Et vous, qu’est-ce qui vous rend vraiment heureux?
Ce sont ces mêmes trois facteurs que prône le BNB qui m’apportent du bonheur. D’abord, vivre en harmonie avec soi-même, en essayant de mener une vie qui reflète les valeurs que je porte, avoir du temps pour moi, pour la méditation, pour l’introspection, l’écriture, la lecture. Ensuite, c’est la qualité de la relation que je peux avoir avec ma femme, ma famille, mes amis, mes étudiants, mes collègues. Se sentir intégré dans une communauté humaine portée par la bienveillance, c’est un facteur essentiel de bien-être et de bonheur. Et finalement, essayer de passer suffisamment de temps dans la nature, m’en imprégner, me sentir nourri par l’harmonie et la beauté naturelle. Et ici, en Suisse romande, on a beaucoup de chance, la beauté est partout, il suffit d’ouvrir les yeux!

Joëlle Herren Laufer est responsable médias à l’Entraide protestante suisse (EPER)

L’article est à paraître dans le magazine Agir de l’Entraide protestante suisse (EPER), n°41, mars 2021, sous le titre original «Notre communauté, c’est sept milliards d’habitants».

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