Art et libération
Au moment où l’on parle de plus en plus de l’art sociétal, l’art peut-il constituer une voie de libération sociopolitique?
L’art dévoyé au service du capitalisme. A travers son analyse des industries culturelles, Theodor Adorno avait mis en lumière la transformation des œuvres d’art en produit de consommation. Avec la production de masse des œuvres d’art, celles-ci deviendraient des objets dont la valeur n’est pas avant tout esthétique, mais commerciale.
On pourrait faire le même constat avec le marché de l’art et la spéculation qui l’entoure. Les œuvres d’art contemporaines, comme celles de Jeff Koons ou de Takashi Murakami, doivent avant tout leur valeur au fait d’être des biens spéculatifs recherchés par les milliardaires. Pour une analyse philosophique des relations de l’art à l’économie, on peut par exemple se référer à l’ouvrage L’or des images d’Isabelle Garo (Ed. La ville brûle, 2013).
L’art comme voie de libération politique. Dans L’art sous contrôle (PUF, 2019), Carole Talon-Hugon souligne que l’une des tendances actuelles de la création serait l’art sociétal. Cet art que l’on peut dire engagé aurait pour objectif de dénoncer les injustices sociales, et de nous aider à en prendre conscience.
Le dramaturge Augusto Boal, dans L’esthétique de l’opprimé, avait mis en avant que l’art avait pour objectif de dévoiler la réalité sociale, de nous rendre conscient des oppressions sociales. De ce fait, l’art aurait un rôle à jouer dans la libération politique. Il s’agirait pour cela de faire en sorte que chacun puisse prendre conscience de sa puissance d’agir à travers la création artistique.
Pour Augusto Boal, cet appel à la créativité de chaque sujet constitue une lutte contre la perte d’aura des œuvres d’art que dénonçait l’Ecole de Francfort, et en particulier Walter Benjamin dans L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. En effet, Benjamin oppose l’agir esthétique à la domination de la rationalité technique qui caractérise le capitalisme. Pour Boal, de fait, l’appel à la créativité individuelle ou collective permet de redonner à l’œuvre d’art son aura perdue dans la mesure où elle exprimerait l’originalité de chacun.
L’illusion de la création artistique. Néanmoins, la thèse de Boal selon laquelle l’art nous permettrait de dévoiler la réalité, en particulier politique, entre en contradiction avec une thèse assez ancienne défendue par Platon dans La République. Pour ce dernier, l’œuvre d’art n’est pas une voie d’accès à la vérité et donc de libération, mais au contraire constitue un moyen de nous maintenir dans l’illusion.
De fait, on peut s’interroger sur le statut de l’œuvre d’art au sein du système capitaliste. On peut considérer que la thèse de l’Ecole de Francfort sur les industries culturelles est beaucoup trop unilatérale. Prenons ainsi le cas du cinéma vilipendé par Adorno. Il semble discutable de réduire toutes les productions d’Hollywood à n’être que des produits de consommation. Certes les films doivent rapporter de l’argent. Mais en même temps, de nombreux films sortis des studios hollywoodiens sont aujourd’hui considérés comme des œuvres d’art.
L’art au sein du système capitaliste semble donc avoir une dimension ambivalente. Certains films par exemple prétendent nous dévoiler la réalité, mettre en œuvre une critique sociale. On peut prendre par exemple le film Fight Club (David Fincher, 1999). Mais en même temps, tout en tenant un discours critique, l’objet film ne cesse d’être un produit de consommation. Lorsque nous sommes incités à aller voir un film par une bande annonce et qu’effectivement nous allons le voir, nous participons d’une logique de consommation capitaliste. On pourrait dire de ce fait que les œuvres d’art produites dans la logique capitaliste sont pires que les simples films commerciaux car ces derniers, au moins, ne nous masquent par leur véritable nature sous l’apparence d’une approche esthétique.
Créer à l’âge du capitalisme numérique. On peut s’interroger davantage sur la capacité de la création artistique à être une voie de libération dans le cas de l’économie contributive sur internet. En effet, avec le Web 2.0, les internautes sont incités à devenir des créateurs de contenus: vidéo, photo, blog…
Mais derrière cette incitation à la créativité se trouve, pour certains théoriciens tels que Roberto Casilli, un modèle économique reposant sur le digital labor. Il s’agit d’une création de valeur reposant sur le travail gratuit des consommateurs/producteurs de l’économie contributive.
De fait, on peut s’interroger sur la capacité de l’esthétique de l’opprimé à être une voie de libération, et plus largement sur la capacité de l’art à être une voie de libération sociopolitique.
L’art semble marqué d’une ambiguïté fondamentale qui fait partie de son pouvoir de fascination, celui de posséder à la fois la capacité de dévoiler une réalité cachée et de masquer la réalité en produisant de l’illusion, de pouvoir porter une critique du capitalisme et de pouvoir devenir un marchandise récupérable par le système capitaliste.
Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com