L’Europe en net flic
Le règne des monopoles privés de l’économie numérique a-t-il atteint son apogée? Après deux décennies de laisser-faire, les Etats d’Europe et d’Amérique du Nord donnent des signes d’agacement vis-à-vis d’un secteur vivant une croissance exponentielle, supérieure à l’envolée chinoise des plus belles années. Le vent dans le dos en cette ère de confinements, les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (GAFAM) et autres Netflix, Uber ou Bite Dance pèsent des milliers de milliards de dollars de capitalisation mais surtout sont devenus des acteurs stratégiques à l’échelle mondiale. D’outils au service de l’économie «réelle», ils s’érigent désormais en architectes des nouveaux rapports économiques, politiques et sociaux, sans que le cadre juridique qui leur était attribué n’évolue.
Mardi, la Commission européenne a affiché ses intentions: si les parlementaires et les 27 résistent aux pressions, l’UE disposera à l’horizon 2023 de deux leviers législatifs, le «Digital Services Act» (DSA), lui permettant de réguler le contenu de plateformes numériques qui parfois exercent des fonctions de service public, et le «Digital Markets Act» (DMA), qui vise à contenir leur pouvoir par un maintien de la concurrence.
Le second dispositif rejoint les spectaculaires actions juridiques entreprises cet automne aux Etats-Unis contre Google et Facebook pour abus de position dominante, tout en franchissant un cap qualitatif. Dans sa version actuelle, le DMA permettrait en effet à Bruxelles d’exercer son contrôle anti-monopole en amont, exigeant des acteurs dits «systémiques» d’informer les autorités de toute modification stratégique, que ce soit en matière d’algorithmes, de développement technologique ou d’intentions d’achat.
Une forme de mise sous tutelle mais aussi de reconnaissance: le rôle prépondérant des GAFAM est acté mais dans les limites de la régulation publique. Les partisans d’un numérique public seront déçus, le démantèlement des géants n’est pas pour demain. Il faudra revenir à la charge, par exemple en développant des alternatives par en bas, associatives, locales, voire nationales, impératif oublié par la gauche.
En attendant, ce nouveau coup de boutoir européen dans le modèle des GAFAM intervient à un moment crucial, point de bascule entre deux mondes, où la puissance de l’intelligence artificielle conjuguée au contrôle des data et des réseaux confère un pouvoir à caractère totalitaire à ceux qui s’en sont arrogé le monopole. D’autant que Google et consorts investissent désormais dans les secteurs financiers, commerciaux, sanitaires, scientifiques voire industriels. Pour les démocraties, il devient urgent d’inscrire l’intérêt public au cœur du numérique.