Vaisseaux fantômes
A entendre le directeur de la Fondation Pro Helvetia, dans une interview qu’il accordait à un grand quotidien de la place (Le Temps du 14 novembre), la solution à la crise culturelle résiderait dans la capacité du monde artistique à se réinventer. Mais de quelle réinvention parle-t-il? «Il faut absolument penser au public et aux liens entre créateurs et spectateurs, en gardant à l’esprit les solutions proposées par le numérique.» Le mot est lâché: le numérique. Il faudra donc passer par la lucarne pour avoir accès aux spectacles. Curieux paradoxe du spectacle vivant condamné à être vitrifié sur les écrans! Concerts, danse, comédie, récital dans votre salon en direct ou en différé à partir des grandes ou petites salles devenues des mouroirs bardés de caméras, d’éclairage, de connections, de capteurs pour vous offrir un plaisir et une qualité inégalable sur Instagram, Vimeo, Scot ou Zoom en 4 K.
Le plus incroyable dans l’histoire, c’est que nos édiles n’ont plus peur de mettre en évidence l’audience, donc la jauge publique. «Je suis allé dans une cave pour un concert, il y avait 30 personnes, c’était expérimental et génial. Mais aujourd’hui grâce à internet et aux possibilités de diffusion numérique, on voit à travers diverses expériences que les offres de niche peuvent avoir un public bien plus large» poursuivait encore Philippe Bischoff (ibid). Et une musicienne de surenchérir dans l’article «Le micro face qu’au vide» le 19 novembre: «Je me suis dit que les gens avaient besoin de rendez-vous culturels. J’ai posté un soir la proposition de donner des concerts par Skype. C’était des rencontres magiques. Ils m’accueillaient chez eux, je les accueillais chez moi» Ou encore cet autre couple de danseurs qui, sur une importante chaîne publique française, se réjouissait d’avoir pu donner leur spectacle sur la scène du Palais de Chaillot devant 10’000 spectateurs à leur domicile. Soit devant une jauge huit fois plus importante que la capacité de la salle. Voilà donc les lendemains qui nous attendent, les grands vaisseaux culturels vidés d’un public renvoyé dans ses pénates pour apprécier une culture «télénumérisée» au coin du feu. Fini les interactions avec les artistes de l’après-représentation. Les nouveaux projets culturels seront froids, aseptisés baignant dans un virtuel dominant contre lequel plus personne n’aura la force de réagir, car ce sera la norme héritée des mesures anti-virus. Tel est le triste destin du spectacle mort-vivant. Mais peut-être saura-t-il un jour renaître de ses cendres pour oser une radicalisation contre la dictature de la 5G et de ses suppôts électroniques. Même sous l’influence toute puissante des gestes barrières, on peut rêver!
Léon Meynet,
Genève