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Les références aux traditions ne sauraient justifier une discrimination fondée sur le sexe

Chronique des droits humains

Mardi dernier, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné à l’unanimité la Suisse pour avoir violé l’article 14 de la Convention – qui interdit toute discrimination – combiné avec l’article 8 qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale, pour avoir supprimé à un homme une rente de veuf à la majorité de sa fille cadette, alors que s’il avait été une femme, il aurait conservé ce droit à cette rente 1>Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 20 octobre 2020 dans la cause S. B. c. Suisse (3ème section).

Au début de l’année 1994, le requérant, né en 1953, a perdu son épouse dans un accident. Il s’est occupé à plein temps de leurs deux enfants, âgés à l’époque d’un an et neuf mois et de quatre ans. Il se vit alors accorder le bénéfice d’une rente de veuf et de prestations complémentaires. Le 9 septembre 2010, après avoir constaté que la fille cadette allait atteindre la majorité, la caisse de compensation AVS du canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures prit une décision mettant fin au paiement de la rente de veuf, en application de l’article 24 alinéa 2 de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants 2> Loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants (LAVS – RS 831.20) qui prévoit l’extinction du droit à la rente de veuf lorsque le dernier enfant atteint l’âge de 18 ans.

Les recours formés par le requérant contre cette décision furent tous rejetés, bien que les instances saisies constatèrent une discrimination à l’égard du requérant, dès lors qu’une femme placée dans la même situation aurait conservé son droit à la rente. Elles s’estimèrent néanmoins tenues par le texte de la loi parfaitement clair, le législateur ayant été du reste parfaitement conscient de cette inégalité de traitement.

La Cour rappelle que la progression vers l’égalité des sexes est depuis longtemps un but important des Etats membres du Conseil de l’Europe et que seules des considérations très fortes peuvent amener à estimer compatible avec la Convention une telle différence de traitement. En particulier, des références aux traditions supposées d’ordre général, ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe. Par exemple, les Etats ne peuvent imposer des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille. Dans le cas qui lui a été soumis, la Cour concède qu’il n’est pas exclu qu’en 1948, date de la loi sur l’AVS, la création d’une rente de veuve non accompagnée d’une prestation équivalente au profit des veufs ait pu se justifier par le rôle et le statut assignés aux femmes dans la société à cette époque-là. Toutefois, la Cour souligne que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les Etats démocratiques. L’Etat ne peut aujourd’hui se prévaloir de la présomption selon laquelle l’époux entretient financièrement son épouse – concept du mari pourvoyeur –, en particulier lorsque celle-ci a des enfants, afin de justifier une différence de traitement qui défavorise les veufs par rapport aux veuves.

La Cour constate que le requérant, qui travaillait à la mort de son épouse, s’était occupé exclusivement de ses enfants sans pouvoir exercer son métier. Agé de 57 ans au moment de l’arrêt du versement de la rente, il avait cessé toute activité lucrative depuis plus de 16 ans, sans que l’on sache pourquoi il aurait moins de difficulté qu’une femme dans une situation analogue à réintégrer le marché du travail.

La Cour observe enfin que le Tribunal fédéral avait admis que les dispositions légales étaient à l’évidence contraires au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré à l’article 8 de la Constitution fédérale, mais que le système légal – en particulier l’article 190 de la Constitution fédérale – l’empêchait de remédier à cette inégalité consacrée par la loi. La Cour rappelle alors que l’article 1er de la Convention oblige les Etats parties à respecter les droits de l’homme découlant de cette Convention et que la Cour exerce un contrôle rigoureux du respect effectif des droits en question dans leur application concrète.

Notre chroniqueur est avocat au Barreau de Genève, président de l’Association des juristes progressistes

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