1980: un scandale télévisuel à Zurich
L’année 1980 est marquée en Suisse par de nombreuses manifestations de jeunes à Zurich puis à Lausanne, avant qu’une journée d’action – et de solidarité – ne soit organisée en novembre dans sept villes suisses: si les revendications principales du mouvement ont pour objet la mise en place de lieux culturels alternatifs, celles-ci visent plus largement à opposer un certain nombre de valeurs communautaires au conformisme, à l’individualisme et au culte du profit qui caractérisent selon les principaux protagonistes la société helvétique.
Dans ce contexte, une émission de télévision va déclencher un scandale particulièrement spectaculaire sur les ondes de la télévision alémanique1> L’émission est visible sur le site de la télévision suisse alémanique: www.srf.ch/play/tv/archivperlen/video/diskussion-zu-den-zuercher-jugendunruhen?id=05f18417-ec5b-4b94-a4bf-293312e56afe. Il a pour théâtre une émission de débat «Magazin TV», qui réunit, le 15 juillet, une représentante et un représentant des milieux alternatifs, certaines figures du monde politique (notamment la municipale socialiste chargée des affaires sociales, Emilie Lieberherr) et des responsables de la police afin de discuter de la légitimité du mouvement et de son avenir d’une part, de la proportionnalité de la réponse des autorités de l’autre. Les confrontations entre manifestants et forces de l’ordre ont atteint un point culminant la semaine précédente, débouchant sur plus d’une centaine d’arrestations et sur un dispositif répressif qui suscite la controverse.
Toutefois, c’est moins la thématique et ce contexte de «combat de rue» qui sont à l’origine de la polémique télévisuelle que la stratégie médiatique adoptée par les deux porte-parole du mouvement autonomiste. Présentés à l’écran comme Anna et Hans Müller, ceux-ci vont en effet détourner de manière aussi ironique que subversive la «scénographie implicite» de l’émission: en adoptant d’abord un code vestimentaire «bourgeois» – complet cravate et blouse stricte aux antipodes de l’habillement des jeunes de l’époque – puis surtout en développant une rhétorique qui, loin de condamner la surenchère répressive, va juger celle-ci insuffisante et par trop timide. M. Müller, tout en soulignant la taille des balles en caoutchouc utilisée contre les manifestants, aurait souhaité que celle-ci soit encore plus importante (comme en Irlande du Nord), voire que l’on recoure au napalm! Quant à Mme Müller, elle plaide pour une solution encore plus radicale: ne plus faire d’enfants dans une telle ville, voire les éliminer purement et simplement. L’émission prend une tournure surréaliste: le présentateur tente d’endosser lui-même le rôle de contradicteur de l’ordre établi que refuse d’endosser le couple Müller; et il faudra attendre vingt minutes pour qu’un débattaire, en l’occurrence Emilie Lieberherr, interpelle les deux jeunes en leur demandant qui ils sont censés représenter.
Perturber le «jeu de rôle médiatique»
Dès le lendemain, les réactions seront vives au sein du public (près de 700 lettres de plaintes) ainsi que dans la presse. Une campagne de dénigrement est notamment menée par les journaux Züri Leu et par le Blick. Le premier publie les vrais noms et adresses des Müller alors que le Blick s’attaque à l’origine irakienne de la pseudo Madame Müller, en omettant de préciser qu’elle était Suissesse. Du côté de la Neue Zürcher Zeitung, on va surtout pointer du doigt le paradoxe de l’Etat de droit qui offre un rempart à ceux-là mêmes qui veulent son abolition, ainsi que l’attitude de la télévision alémanique qui, par son présentateur, s’est révélée incapable de parer à l’instrumentalisation de l’émission. Cette critique du service public – dans un contexte de remise en question plus générale du monopole – sera notamment reprise par le maire Sigi Widmer, l’un des piliers de l’«Hofer Klub», un groupe de téléspectateurs qui s’était créé en 1972, sous l’égide de l’historien et conseiller national UDC Walter Hofer, afin de lutter contre ce que l’on qualifiait d’«emprise gauchiste» sur la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR).
Mais cet épisode doit être aussi interprété comme une remise en cause de la télévision au travers des discours et des formes de mobilisation privilégiées par les mouvements contestataires. La perturbation du «jeu de rôle médiatique» représenté par le débat s’inscrit en effet dans le prolongement de certaines critiques portées par la gauche dès le début des années 1970 qui s’attaquent à la soi-disant objectivité de la télévision officielle. Plus fondamentalement, ce mouvement de contestation veut inventer un nouveau type d’intervention et de mobilisation citoyenne dont la vidéo doit constituer à leurs yeux le support et le vecteur emblématique. Ce n’est de fait pas un hasard si la notoriété du couple Müller sera encore renforcée par l’intégration d’extraits de l’émission dans la vidéo la plus représentative du mouvement zurichois, Züri brännt [Zurich brûle] dont la première projection publique a lieu en automne 1980. Au-delà des thématiques abordées et de sa dimension documentaire, Züri brännt apparaît comme un manifeste en faveur d’une production médiatique qui veut se distinguer par son caractère spontané et en prise directe avec l’événement, sa capacité à associer des non-professionnels au processus de production et son caractère réflexif autorisant l’observation, mais aussi la discussion collective des thématiques filmées.
La force subversive et créatrice de la vidéo
La réalisation, mais également la projection (principalement à la Rote Fabrik et au Volkshaus) et la discussion collective de vidéos est une composante essentielle du mouvement de contestation de l’année 1980. Tirant son inspiration de différentes expériences réalisées en Amérique du Nord (le projet Société Nouvelle au Canada ou le mouvement Guerilla Television aux Etats-Unis) et en Angleterre, différents collectifs se mettront en place en Suisse dans la seconde moitié des années 1970: on peut citer Videoladen à Zurich, la Videogenossenschaft à Bâle ou encore Container TV à Berne.
Les manifestations de Zurich, mais aussi à Lausanne dès septembre 1980 avec le collectif Lôzane bouge, ouvrent à cet égard de nouvelles perspectives. La vidéo apparaît comme le médium idéal pour traduire les aspirations du mouvement; de même, tous les événements importants sont documentés par des groupes vidéos. A Zurich on peut citer le projet «Community Media» dirigé à l’Ethnologisches Seminar de l’Université de Zurich par l’anthropologue et artiste Heinz Nigg dès 1979. Les responsables du séminaire filmeront le début du mouvement (la grande manifestation du 30 mai devant l’opéra) et projetteront la vidéo quelques jours plus tard lors d’un rassemblement réunissant plus de 3000 personnes. Une initiative qui débouchera sur toute une série de mesures répressives édictées par le Département zurichois de l’Instruction publique et dont la plus importante sera la suppression de la charge d’enseignement de Nigg. Il reviendra à d’autres de prendre le relais et à un film comme Züri brännt d’incarner la force subversive et créatrice de la vidéo au niveau suisse et plus largement germanophone. Une explosion toutefois éphémère, le retour à l’ordre des années 1980 venant mettre fin à la «vidéotopie» (pour reprendre la terminologie du professeur de sociologie lausannois Alfred Willener), et notamment à la vidéo d’intervention, propre à cette génération.
De quoi l’année 1980 est-elle le nom?
Volume interdisciplinaire, 1980 – L’an zéro du monde contemporain?2> Jérôme Meizoz, Gilles Philippe (éds), «1980: L’an zéro du monde contemporain?», Etudes de lettres, n°312, 1/2020., duquel est tiré l’article publié ci-dessus, interroge le possible seuil que représente 1980 tant pour les historiens de la littérature qui retiennent usuellement cette date comme l’an zéro de notre contemporanéité que pour bien des sociologues qui font naître en 1980 les premiers enfants de la «génération Y», celle qui dicte aujourd’hui la norme esthétique et idéologique. Ce numéro de la revue Etudes de lettres, dirigé par Jérôme Meizoz (Section de français, Formation doctorale interdisciplinaire FDi) et Gilles Philippe (Section de français), dessine une sorte de portrait chinois de l’année 1980. Il réunit une cinquantaine de contributions rédigées par les chercheuses et chercheurs de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, dans un format court, qui abordent des sujets littéraires, artistiques, culturels, sociaux, politiques, scientifiques, technologiques, philosophiques et intellectuels.
L’intégralité des contributions est proposée en libre accès sur OpenEdition Journals à l’adresse: https://journals.openedition.org/edl/1917
Notes
François Vallotton: Section d’histoire, Faculté des lettres, Université de Lausanne.
Anne-Katrin Weber: Section d’histoire et esthétique du cinéma, Faculté des lettres, Université de Lausanne.
Article paru sous le titre original «Un scandale télévisuel dans l’été chaud zurichois» dans la revue Etudes de lettres, n°°312, 2020, pp. 63-68.
Bibliographie:
• Freudiger, Alain, «Quand Zurich brûlait. Urgence et permanence du document Züri brännt», Décadrages, 16-17 (2010), p.130-137 (en ligne:
https://journals.openedition.org/decadrages/245).
• Marguerat, Dimitri, «La puissance de l’imaginaire vidéographique sur le militant mao: La démolition du Simplon 12 (L’Echo du Boulevard, 1974)», Décadrages, 20 (2012), p. 111-122 (en ligne:
https://journals.openedition.org/decadrages/261).
• Nigg, Heinz, Rebel Video. Die Videobewegung der 1970er- und 1980er Jahre, Zürich, Scheidegger & Spiess, 2017.
• Rudin, Dominique, Video Heterotopia: linksalternativer Videoaktivismus in der Schweiz 1970-1995, Dissertation Universität Basel, 2014.
• Willener, Alfred, Milliard, Guy, Ganty, Alex, Vidéo et société virtuelle. Vidéologie et utopie, Paris,
Tema Editions, 1972.