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De la manifestation encadrée à la révolte «spontanée»

Le passage à l’acte lié à la «goutte d’eau de trop»? Pas si simple, selon Alessio Motta. Le chercheur en sciences sociales scrute les mécanismes qui déterminent le déclenchement des actions contestataires: «Les gens qui se révoltent ne sont pas des vases remplis d’eau, mais des individus qui pensent et qui calculent.»
Contestation

Les grandes manifestations auxquelles on assiste en ce moment en France, mais aussi les blocages, les regroupements spontanés et les initiatives originales, ramènent à une grande question des sciences sociales: qu’est-ce qui conduit au déclenchement d’une action contestataire? Cette question a suscité de nombreux fantasmes chez les journalistes, chercheur·euses et autres commentateur·trices de mouvements médiatisés. Beaucoup se sont demandé pourquoi il y avait des révoltes, se sont intéressé·es aux événements situés en amont de ces dernières et ont considéré que les frustrations des gens expliquaient naturellement le passage à l’acte, voyant par exemple dans tel événement déclencheur la «goutte d’eau de trop».

Mais les gens qui se révoltent ne sont pas des vases remplis d’eau, ce sont des individus qui pensent et calculent. La métaphore n’explique pas la réalité du déclenchement de la mobilisation. Pour comprendre ce qui crée la révolte, il faut changer la question posée. Dans toute société, un grand nombre de gens vivent des brimades et frustrations et sont conscients de subir des injustices et de ne pas être les seuls à en subir. Dès lors, la bonne question n’est pas pourquoi y a-t-il des révoltes mais, comme l’a souligné il y a plus de quarante ans le sociologue Barrington Moore: pourquoi n’y en a-t-il pas plus souvent? Il est nettement plus simple de répondre à cette question: s’il n’y en a pas plus souvent, c’est parce qu’organiser une révolte est une entreprise incertaine et coûteuse. Si les choses se passent mal, si l’on se retrouve seul·e à agir, on craint, selon le contexte politique, d’être ridicule, d’être arrêté·e, d’être violenté·e ou d’être tué·e par la police.

Le moyen le plus évident de réduire ces risques est de s’assurer qu’on ne sera pas seul·e à agir. De fait, c’est ça qui préoccupe le plus les individus qui tentent de soulever le début d’un mouvement collectif et qui s’apprêtent à se montrer au rendez-vous, à commencer à agir, à s’engager publiquement. Parvenir à s’assurer que du monde va venir est une chose difficile. On peut le faire si l’on a un réseau fiable de contacts, une position d’autorité, ou que l’on appartient à un groupe qui a l’habitude de contester collectivement. Ces éléments sont autant de «facteurs de probabilité» de l’action qui permettent de rassurer les acteur·trices sur le fait qu’ils ou elles ne seront pas seul·es au moment de se jeter à l’eau.

Tâter le terrain

S’assurer de ne pas se retrouver seul·e à agir n’est pas une préoccupation que l’on trouve seulement dans les actions de révoltes «ordinaires» comme les grèves, manifestations ou blocages. Cette préoccupation est présente pour d’autres types de mobilisations qui sont au cœur de la construction des crises, telles qu’une fronde parlementaire ou un processus de dénonciation publique. Les dénonciations publiques de viols, par exemple, même si elles font souvent apparaître une femme seule, n’ont lieu qu’après un travail collectif visant à garantir à cette femme qu’elle bénéficiera de certains soutiens. C’est aussi au cœur des inquiétudes, de façon bien plus nette encore, de ceux et celles qui organisent des actions collectives aussi engageantes que le sont certains attentats ou les coups d’Etat, où la défection est particulièrement coûteuse, à la fois pour celui ou celle qui «plante» les autres et pour les autres.

Cela conduit généralement les organisateur·trices et participant·es de ces coups à écrire précisément leur scénario à l’avance (répartition des rôles, timing de l’action…), mais sans échanger longuement à l’avance les garanties qu’ils ou elles vont agir, en tâtant longuement le terrain et en repoussant les coups irréversibles au dernier moment.

Probabilités d’action

Les «facteurs de probabilité» qui permettent de s’assurer que d’autres entreront en action peuvent être des engagements explicites, ou des indices tacites. Mais en pratique, un engagement explicite seul est sans effet. Si vous croisez dans la rue un passant que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam et qui vous dit de le rejoindre car il prépare un coup d’Etat pour le lendemain à 14 heures, vous n’en croirez pas un mot. Par contre, si un groupe d’amis s’engage à venir bloquer l’entrée de la fac avec vous le lendemain, que votre histoire passée avec eux et le contexte dans lequel ils s’y engagent vous persuadent de la fiabilité de leur parole, l’engagement a de bonne chance de vous donner la certitude de ne pas être seul·e à agir.

On croit aux engagements d’une personne ou d’un groupe de gens parce que des éléments tacites donnent de la crédibilité à leur parole. Ce sont alors des engagements à la fois explicites et tacites: ils sont mixtes. Un appel à la mobilisation aura d’autant plus de chances d’être suivi qu’il s’appuie sur des personnes ou groupes perçus comme fiables et/ou a lieu dans une situation qui paraît mobilisatrice, par exemple après l’annonce d’un projet de réforme largement défini comme portant une atteinte lourde à certains principes… Une réforme repoussant l’âge de la retraite, par exemple.

Mais certains facteurs de probabilité sont entièrement tacites, c’est-à-dire qu’ils permettent une coordination d’acteurs sans qu’il ne soit forcément nécessaire d’appeler explicitement à l’action. C’est le cas quand le groupe social dans lequel on s’inscrit est réputé très facile à mobiliser, ou quand surviennent certains événements, des «déclencheurs types», qui rendent la mobilisation hautement probable et agissent comme une prophétie autoréalisatrice, facilitant, voire mâchant le travail aux organisateurs.

Le décès d’un jeune de certains quartiers populaires suite à une bavure policière est par exemple un célèbre déclencheur type qui a spécialement fait effet dans les années 1990 et 2000. C’est un événement qui, parce qu’il est chargé d’une mémoire collective très particulière, suffit à assurer aux gens que des mouvements de révolte auront lieu. C’est ce qui se passe dans la banlieue est lyonnaise à partir de 1990: la population locale est tellement persuadée que chaque bavure est suivie d’émeute que, effectivement, l’occasion est saisie à chaque fois par quelques dizaines de personnes. Dans la décennie qui suit, toutes les bavures policières meurtrières sont suivies d’émeutes le soir même. Dans le cas des manifestations spontanées qui se sont répandues le soir dans les grandes villes françaises en particulier à partir du 20 mars 2023, jour de l’échec des motions de censure contre le gouvernement Borne, c’est le même type de logique autoréalisatrice qui est à l’œuvre.

Les médias d’info en continu et réseaux sociaux ont vite permis de comprendre aux personnes ou petits groupes souhaitant participer à des actions qu’en se rendant sur certaines places ou avenues identifiées, il était hautement probable qu’ils retrouvent des congénères. D’autant plus probable qu’au fil des soirs, la pratique s’est reproduite et institutionnalisée: l’essentiel des gens savaient d’avance, avant même de le vérifier sur leurs médias, qu’ils ne seraient pas seuls en descendant dans la rue.

Alessio Motta est enseignant chercheur en sciences sociales, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Publication récente: Antimanuel de socio – Les ressorts de l’action et de l’ordre social, Ed. Bréal, 2022; Sociologie des déclenchements d’actions protestataires, Le Croquant, 2022.
Article paru dans The Conversation, https://theconversation.com/fr

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