Chroniques

Il y a 55 ans, Watts s’embrasait

Dans un ouvrage1> V. Bevins, The Jakarta Method, PublicAffairs, juillet 2020, 320 p. paru récemment, le journaliste Vincent Bevins narre l’histoire des massacres effroyables commis par l’impérialisme étasunien et ses alliés durant la guerre froide. L’année 1965 occupe dans son récit une place particulière, puisqu’elle est marquée par l’assassinat de centaines de milliers de communistes indonésiens par les sbires de Suharto. Pourtant, au même moment, alors qu’elle regarde d’un œil satisfait le trop peu aligné Sukarno2> Elie Tenebaum, Partisans et Centurions, Perrin, Paris, 2018, p. 362-365. perdre le pouvoir, la Maison Blanche doit faire face à d’importants troubles intérieurs.

En effet, le recours à des troupes fédérales pour rétablir l’ordre ne constitue malheureusement pas une nouveauté dans l’histoire des Etats-Unis. Il y a 55 ans, elles étaient déjà intervenues à l’occasion de la révolte de Watts. Le 11 août 1965, Marquette Frye, un Afro-américain de 21 ans, est arrêté dans ce quartier de Los Angeles en compagnie de son frère: la police le soupçonne de conduire en état d’ébriété. La scène attire l’attention de nombreux passants et habitants du quartier, bientôt rejoints par la mère des frères Frye. La violence de l’interpellation provoque alors une réaction en chaîne; les badauds s’attaquent à la police pour libérer les trois membres de la famille qui finissent tout de même par être embarqués.

S’ensuivent six jours de révolte, marqués par des affrontements entre la population afro-américaine et la police qui font pas moins de 34 morts. La presse étasunienne se plaît alors à chiffrer en millions de dollars les dégâts matériels causés par les incendies et les pillages. L’ordre est finalement rétabli par l’intervention d’une dizaine de milliers de gardes nationaux, appelés en renfort par les autorités californiennes (et non pas par le président!).

Evidemment, l’arrestation de Marquette Frye n’est que l’étincelle qui a mis le feu à la prairie. Les conditions de vie déplorables, le chômage de masse et les discriminations avaient déjà chauffé à blanc une population noire largement majoritaire dans ce quartier de Los Angeles. Les mêmes éléments se retrouvent partout dans le pays, qui connaît entre 1964 et 1968 plus de 300 émeutes urbaines à l’issue desquelles 220 personnes trouvent la mort. Le Civil Right Act, promulgué en 1964 par le président Johnson, était censé consacrer l’égalité entre Noirs et Blancs, démontrant encore une fois l’abysse qui sépare bien souvent, en régime capitaliste, l’égalité formelle de l’égalité réelle. Et il n’est même pas question ici de laisser le temps aux effets bénéfiques d’une telle loi: pas moins de 27 ans plus tard, dans les mêmes quartiers, le passage à tabac de Rodney King par des policiers mettra à nouveau le feu aux poudres.

Le quart de siècle qui sépare l’arrestation de la famille Frye des émeutes de 1992 reflète en effet un approfondissement de la crise aux Etats-Unis, une paupérisation toujours plus importante au sein de classes populaires et, à l’opposé, un renforcement du pouvoir des élites économiques. En parallèle, une politique délibérée d’incarcération de masse commence à toucher les populations noires, désormais égales sur le papier, mais dont l’oppression est toujours aussi vive. La logique contre-insurrectionnelle de la guerre froide s’est, quant à elle, invitée sur le plan intérieur: des experts de la lutte antiguérilla ayant fait leurs armes en Asie commencent à s’intéresser aux quartiers noirs jouxtant les grandes métropoles étasuniennes3>  Elie Tenebaum, Partisans et Centurions, Perrin, Paris, 2018, p. 362-365.. La solidarité avec les partisans vietnamiens préconisée par le Black Panther Party prenait alors tout son sens.

Sur le plan international, les Etats-Unis sortent de cette période en tant que grand vainqueur de la guerre froide, disposant alors d’une hégémonie historiquement inédite sur le reste du monde. Pourtant, un nouveau quart de siècle plus tard, l’élection de Donald Trump est symptomatique d’une position désormais fragilisée. La situation des Africains-américains est, elle, toujours aussi précaire. Comme le meurtre de George Floyd est venu nous le rappeler.

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* L’association L’Atelier-Histoire en mouvement, à Genève, contribue à faire vivre et à diffuser la mémoire des luttes pour l’émancipation, info@atelier-hem.org

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