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Gauches et Lumières: réaliser ou déconstruire?

Chroniques aventines

Depuis un demi-siècle, le parti des dominé-e-s connaît une profonde dépression idéologique. L’effondrement de l’alternative soviétique pour certains, la conversion de la social-démocratie au social-libéralisme pour d’autres en seraient la cause. Dans La Gauche contre les Lumières? (2020), Stéphanie Roza s’emploie à pointer la responsabilité non moins essentielle des développements de la pensée critique elle-même. On assisterait, selon l’essayiste, «moins à une liquidation par l’adversaire qu’à une consternante autoliquidation (de la gauche).»

L’héritage des Lumières – sur lequel les traditions socialiste, anarchiste et communiste s’appuyèrent pourtant deux siècles durant – constituerait la pomme de discorde. De fait, une partie de la gauche militante et académique se cabre aujourd’hui contre le rationalisme, le progressisme et l’universalisme, les déclarant tantôt impérialistes et néocoloniaux, tantôt racistes et blancs, tantôt mâles. On ne saurait imaginer remise en cause plus cinglante du projet émancipateur moderne.

Reprenons le fil de ces griefs.

Premier point: la critique de la raison a été investie par des intellectuels comme ceux de l’École de Francfort mais aussi par Heidegger ou Foucault. Dans leur Dialectique de la raison (1944), par exemple, Adorno et Horkheimer fustigent la raison instrumentale – la considérant comme totalitaire, soumettant «tout ce sur quoi elle porte.» Heidegger, ensuite. Indifférente à sa compromission avec le régime nazi, toute une gauche s’est réclamée du recteur de l’Université de Fribourg-en-Brisgau; or, au temps de sa repentance, Heidegger tenait le nazisme pour un produit des excès du rationalisme moderne et de l’Aufklärung. Habile feinte du philosophe pour faire amende honorable sans foncièrement changer de cible? Foucault, lui aussi, affronte le moment des Lumières, y dénonçant l’alliance du savoir et du pouvoir. Il pointe également l’«historicité» de la pensée universaliste, la «contingence» des déclarations des droits humains. En un mot, Foucault tourne le dos au projet collectif d’émancipation; demeurent, pour lui, les stratégies de subversions individuelles: rien de bien perturbant pour l’ordre établi, ni de très incompatible avec le libéralisme.

Deuxième étape de notre ouvrage, la critique du progrès. Elle aussi vient de loin – que l’on songe aux luddites ou à Georges Sorel. Roza s’attarde, cependant, sur le cas plus actuel de Jean-Claude Michéa. Se réclamant de George Orwell et Christopher Lasch, ce penseur libertaire conservateur associe l’idéologie du progrès au développement du capitalisme ainsi qu’à la transgression des valeurs authentiques. Pour Michéa, le libéralisme serait l’inévitable expression du progressisme. N’y aurait-il pas là, de sa part, absolutisation de certains effets possibles du progrès? de sa réalité dans la structure sociohistorique capitaliste?

Troisième axe de la critique des Lumières examiné par Roza: l’anti-universalisme. A partir des années 1970 émergèrent en effet des formes inédites – décoloniales, postcoloniales – de critique de l’impérialisme tenant le legs des Lumières comme partie intégrante de son hégémonie. Le concept d’intersectionnalité a aussi contribué, chez certaines féministes, à générer une ligne de partage entre femmes blanches et non-blanches. Pour Roza, toutefois, l’identité «non-blanche» ne renvoie à aucune histoire commune et la survalorisation des identités communautaires a rarement servi les idéaux de l’émancipation.

L’autrice rappelle que Toussaint Louverture, Hô Chi Minh ou Jawaharlal Nehru menèrent leur révolte au nom de l’égalité humaine proclamée par des déclarations de droits rédigées en Occident. Ces valeurs n’étaient pas alors épinglées comme vectrices de l’impérialisme culturel mais, au contraire, brandies comme antidotes à la domination coloniale. Pour Roza, le combat du père de l’indépendance du Vietnam prouve combien l’inscription dans un cadre théorique rationaliste et universaliste ne saurait signifier «ipso facto (une) subordination, (une) absence d’autonomie et d’audace dans la pensée comme dans l’action par rapport aux Occidentaux»; «l’Oncle Hô» n’hésita pas à ajouter les enseignements de l’ethnologie orientale au marxisme pour compléter et affermir celui-ci; de son côté, Nehru proposa une synthèse des raisons orientales et occidentales – soulignant par-là la continuité de l’une à l’autre.

Malicieusement, Roza note que les Subaltern Studies appuient parfois leur critique déconstructionniste de la modernité occidentale sur Heidegger, Foucault ou Derrida; elle y voit la preuve qu’inconsciemment, même pour ces courants, «la valeur d’une idée demeure globalement indépendante de son origine historique et géographique.»

Pour notre essayiste, les Anti-Lumières ont provoqué confusion et dispersion, l’«artificielle mise en concurrence politique des luttes contre les dominations», or, pour elle, «l’émancipation ne se divise ni ne se hiérarchise (et) la solidarité constitue l’atout principal des dominés.» Plus profondément, les Anti-Lumières compromettent la reconnaissance en chacun-e de prérogatives fondamentales et inaliénables, en vertu de son humanité même – abstraction faite de ses caractéristiques particulières, de ses appartenances communautaires.

Avec des accents jaurésiens, Roza défend une interprétation sociale et radicale de l’héritage des Lumières. Pour elle, «la gauche est née au moment où des hommes et des femmes, prenant au sérieux et à la lettre les déclarations des droits humains, décidèrent de lutter pour l’application réelle et complète de ces droits à toutes et à tous.» Cédons-lui notre conclusion: «Réaliser, ou au contraire déconstruire les promesses des Lumières: tel semble être le dilemme pour les gauches.»

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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