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Quels modèles pour l’ère post-productiviste?

Comment renforcer l’Etat pour relever les défis socio-environnementaux à venir, questionne Emmanuel Deonna. Revenu de base inconditionnel, services de base universels, revenu de participation ou autres, ces modèles sont autant d’alternatives qui «repensent les conditions de l’épanouissement humain».
Réflexion

Accroissement des inégalités sociales et économiques, pauvreté, chômage et violence endémiques: le coronavirus risque d’exacerber ces problèmes auxquels notre planète était déjà confrontée avant son apparition. Le fait de considérer le marché comme principal critère de valeur est en grande partie à l’origine de ces fléaux. La pandémie remet, elle aussi, profondément en cause cette conception.

La focalisation, même temporaire, de l’opinion publique sur les «travailleurs essentiels» a en effet relancé une réflexion critique sur la capacité du marché à fournir des services clés et à valoriser le travail essentiel. Notre dépendance à l’égard des travailleuses et travailleurs de première ligne du secteur public est plus que jamais mise en évidence par la pandémie. Les services publics apparaissent à nouveau non plus comme des charges économiques, mais comme des services de base qui devraient être placés en dehors des lois du marché.

Les dégâts occasionnés par la marchandisation du monde et du vivant sont patents. L’Australie a été ravagée par une succession d’incendies géants que seule la pluie est parvenue à arrêter. Ensuite, la pandémie de Covid-19 a paralysé la moitié de l’humanité et, avec elle, l’économie mondiale. Pourtant, à son origine, la crise sanitaire mondiale est d’abord une crise environnementale. Ce virus – comme avant lui le Sras, le Mers, l’Ebola, voire même le Sida – est une pathologie de la frontière entre l’homme et l’animal, à l’origine de la multiplication des zoonoses. A l’instar de sa responsabilité dans le réchauffement climatique, l’humanité est allée trop loin dans la dégradation des écosystèmes et de la biodiversité.

Comment renforcer l’Etat afin qu’il soit à même de relever les immenses défis sociaux et environnementaux à venir? Les services de base devront figurer au centre des nouvelles politiques publiques et l’environnement au cœur des politiques de santé. Il faudra réaligner la protection sociale sur des modèles de participation qui soutiennent, plutôt que marginaliser, les activités comme celles du care ayant une valeur reproductive (aide aux personnes âgées, invalides, enfants…).

Le Revenu de base inconditionnel (RBI) est souvent mis en avant dans ce contexte. Reposant sur les principes d’universalité, d’inconditionnalité et d’individualité, il permet de diversifier les choix d’activités professionnelles et d’augmenter le pouvoir de négociation des travailleurs. Il limite les effets négatifs de la digitalisation (intelligence artificielle, robotique, petits boulots précaires). Les graves problèmes liés à la perte d’emploi ou la baisse des revenus, par exemple pour les indépendants et travailleurs précaires qui ne bénéficient pas de l’assurance-chômage, sont aggravés par le modèle qui sous-tend actuellement les assurances sociales, à savoir celui d’un salarié à plein temps, actif sans interruption et dans la même entreprise. Les obstacles bureaucratiques et les contradictions minent nos assurances sociales et les empêchent de bien fonctionner. Les mécanismes de contrôle et de stigmatisation sur lesquels ils reposent dissuadent souvent les individus de faire valoir leurs droits. Le RBI permet de contourner ces problèmes.

Certains détracteurs du RBI estiment cependant que sa mise en place, trop onéreuse, contribuerait à aggraver l’endettement. D’autres craignent qu’il conduise les Etats à sous-financer leurs services publics. Enfin, parce que tous les individus ne couvrent pas forcément leurs besoins essentiels de la même manière, l’augmentation du libre choix offert par le RBI serait en fait limitée. Parmi les critiques, certains estiment que l’Etat devrait plutôt offrir les services de base universels dont les citoyens ont besoin pour se sentir en sécurité et s’épanouir. Ces services de base universels (santé, éducation, transport, etc.) devraient faire l’objet d’un contrôle citoyen. Dans ce contexte, le rôle de l’Etat serait de garantir un accès équitable à ces services, d’établir des standards de qualité et d’assurer la coordination de leur distribution.

Un autre modèle qui émerge dans ce contexte est le revenu de participation. Ce revenu récompenserait des activités socialement utiles, couvrant des besoins essentiels: activités éducatives, de care, de gestion de l’environnement, d’animation sociale ou engagements politiques. Le revenu de participation favoriserait ainsi l’autonomie individuelle, augmenterait le bien-être et la participation sociale, en permettant aux individus de vivre et de travailler différemment.

D’autres programmes prometteurs sont étudiés et expérimentés dans le domaine de l’économie sociale et solidaire. Ainsi du salaire à la qualification et des dispositifs d’échanges locaux de biens, de services et de connaissances, organisés autour d’une monnaie particulière permettant simultanément d’évaluer et de régler les échanges. Comme les trois modèles évoqués plus haut, ils ont en commun de repenser les conditions de notre épanouissement en fixant des limites importantes à la croissance et au développement économiques. La production et la consommation économiques doivent être évaluées sous l’angle de leur contribution à la satisfaction des besoins fondamentaux et à la promotion des capacités d’épanouissement humain, et non comme ayant une valeur intrinsèque. Enfin, ces projets ont le mérite de proposer de véritables alternatives aux politiques d’activation basées sur l’emploi.

Les politiques sociales et environnementales de demain devraient permettre aux gens de mieux maîtriser leur temps, de choisir et de combiner emploi salarié, travail du care et participation à la vie politique et citoyenne.

Emmanuel Deonna est député au Grand Conseil genevois.

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