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Le manque et le partage, caractéristiques du don

Face à la polémique occasionnée par la suspension, en avril dernier, d’un cours sur la Nakba par le Département vaudois de la formation, le pasteur genevois Daniel Neeser livre une réflexion théologique sur la reconnaissance du manque, de l’existence de l’autre et sur les limites du don.
Réflexion

En ayant appris, avec étonnement, la suspension du cours1>Cours reprogrammé pour 2019, sous un nouvel intitulé et avec des intervenants supplémentaires. Lire S. Dupont, «Nakba: Amarelle se défend de toute censure», Le Courrier, 15 novembre 2018. sur la Nakba par Cesla Amarelle, cheffe du Département vaudois de la formation, à la demande du professeur de théologie Jacques Ehrenfreund, et dans l’attente de connaître la position des professeurs du Collège de théologie protestante de la Faculté de théologie de l’Unil à ce sujet, je rappelle un texte biblique fondateur et sur lequel j’ai plusieurs fois prêché: l’appel à Abram de quitter ses terres pour un pays donné (Genèse, chapitre 6) et spécialement le verset 12 où, après avoir pris femmes et enfants, troupeaux et biens, «ils entrèrent dans le pays de Canaan et Abram traversa le pays, les Cananéens étaient alors dans le pays». Le pays promis est déjà habité!

La terre, qu’elle soit promise ou conquise, est un thème central dans l’histoire de tout peuple et, donc, dans celle d’Israël aussi. La promesse de l’Alliance avec Dieu est intimement liée à celle d’une terre et il y a, dans le Nouveau Testament, des paroles de Jésus ou des récits qui insistent sur l’attachement à la terre. De manière générale, s’installer, passer du nomadisme précaire au sédentarisme plus sûr, avoir son coin de terre à soi, son «chez soi», quoi de plus légitime? On parle même d’une évolution du nomadisme vers le sédentarisme dans le sens de progrès. Emigrer, partir à l’aventure, fonder un peuple, conquérir une terre, créer une civilisation, quoi de plus connu? Pendant des millénaires cette perspective a porté femmes, hommes et peuples, les a exaltés et poussés aux plus hautes entreprises et jusque dans la lune… Aujourd’hui, les migrations de millions de travailleurs ou de réfugiés ont pris le relais et posent encore et toujours la même question: qui est propriétaire de tel bout de terre, qui a le droit de poser une borne et de dire «c’est à moi», avec son corollaire «donc pas à toi»?

Je reviens à la Nakba, la catastrophe, car c’en fut une pour les habitants de Canaan. A qui donc est ce pays tant chéri et déchiré? Comment, aujourd’hui, comprendre l’ordre divin alors qu’il semble contradictoire? Comment accepter un cadeau déjà… habité?
En général, quand il y a, dans l’Ancien Testament, une difficulté de compréhension, c’est qu’il y a du sens à trouver… Et là, il y a trois découvertes à faire.

Retournons au texte de la Genèse. Première découverte: Dieu, et lui seul, crée terre et ciel, animaux et êtres humains, lunes, étoiles et soleils et rien ne nous dit qu’il réserva un lieu pour un peuple (Genèse ch. 1 à 3). Au contraire, il donne tout à l’humanité, sa bénédiction comme ses ordres de peupler la terre, de la remplir et de dominer sur la création entière. Attention ne me faites pas dire ce que je ne dis pas: je ne fais pas de Dieu le Grand Horloger de Descartes ou de Voltaire, je ne crois pas au Dieu Créateur sinon comme révélation que, moi, je ne le suis pas. Je viens après un acte sur lequel je n’ai aucune prise. Cette révélation fonde mon statut anthropologique, un être qui reçoit ce qui est avant lui et est appelé à «faire avec». Dieu demeure maître de ce qu’il donne et à qui. Si Adam est père des humains, il n’est pas juif…

Deuxième découverte: il n’y a pas de terre vierge, dans le sens d’une terre mise à disposition de l’humain comme s’il pouvait la maîtriser et en faire ce qu’il veut. Même celle promise par Dieu n’est pas vierge, elle a une histoire. Il y a déjà du monde quand le peuple élu y arrive… Nous venons toujours après… Après Dieu, après d’autres, après qu’arbres et animaux furent créés (Genèse ch. 1). Cette non-virginité de la terre promise renvoie à l’origine de la terre: nous n’en sommes pas les créateurs. Fondamentalement, personne ne peut acheter ou vendre légitimement une terre car personne n’en était le premier habitant.

Cela donne une règle de conduite dans notre rapport à la terre, à sa manière de l’habiter et de gérer l’inévitable partage lié au manque, troisième découverte. Car de partage, il va en être question de deux manières. Nous avons relevé la première: les Cananéens qui habitent le pays et le clan d’Abram qui y arrive vont devoir partager cette terre et apprendre que ni les uns ni les autres n’ont sur elle de droits exclusifs. La seconde est cette nouvelle surprise du texte. Au verset 10 nous lisons: «Famine dans ce pays, sévère famine dans ce pays. Abram descend émigrer en Egypte». Voilà que la terre promise ne répond pas aux besoins de ceux à qui elle est promise. Même l’herbe est plus verte ailleurs que dans le pays promis! La terre promise n’est pas l’Eden. Le manque est là. Ce n’est pas parce qu’elle est donnée par Dieu qu’elle est autosuffisante. Et le texte précise que le manque oblige Abram à émigrer une fois encore et à demander à de plus riches, les Egyptiens, de partager leur production.

Pour conclure, je reprends les conséquences de ces découvertes majeures que la terre promise n’est pas notre propriété, qu’elle est à partager et n’est pas autosuffisante.

Première conséquence, récipiendaires d’une nature que nous n’avons pas faite, nous ne sommes pas coupables devant ses limites, mais responsables de ce que nous faisons du don. Corollaire de cela: la confiance. Si nous décidons de recevoir cette terre comme le don d’un Au-delà, Dieu, nous acquérons une forme de légèreté: nous pouvons avoir confiance en cet Acteur-Source, cette terre donnée est bonne par son statut de don, ce cadeau est bon puisqu’il vient de «L’Autre», pas de «nous». Comment ce qui est bon, comme l’affirme la parole de La Source (Genèse ch. 1), pourrait disparaître?!

Ensuite, le manque et le partage. Ce sont les caractéristiques du don et, pour notre propos, de celui de la Terre. Les Cananéens ont dû l’apprendre, comme les Israélites. Et ce partage ne sera jamais exempt de violence. On n’est plus dans le paradis! Cette violence intervient très tôt dans notre récit, au chapitre 13 déjà: Abram est remonté d’Egypte, il s’est installé avec Lot dans le pays promis. Commence alors leur périple de pâturages en pâturages et le récit précise qu’ils «sont si riches et nombreux qu’il devient impossible de vivre ensemble dans ce pays» et les conflits éclatent et il faut partager le pays promis.

Enfin, la reconnaissance du manque et de l’existence de l’autre comme faisant partie du don. Cet autre est la limite du don. Recevoir n’est pas tout recevoir. Le manque, ou la non-complétude fait partie de ce que Dieu donne. Recevoir un don de Dieu n’est pas recevoir le tout, mais recevoir un don et un don accaparé n’est plus un don, c’est une propriété privée!

Notes[+]

L’auteur est pasteur, à Genève.

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