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Baladar ou l’irrésistible élan

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Chroniques aventines

L’été venant, les jours s’allongent, l’éther s’allège, tout est plus languide. L’envie point du farniente ou, au contraire, de l’évasion vagabonde. La littérature croise ces deux ambitions, offrant aux sédentaires d’imaginaires transports. Ouvrons un pli, celui des Lettres des Îles Baladar de Jacques Prévert et André François.

Paru en 1952, cet album est vite devenu un classique des livres pour enfants. Rien d’enjôleur dans l’intrigue pour autant: archipel situé «au beau milieu des quatre coins du monde» où le bonheur se promène «comme un enfant du pays», l’île de Baladar est envahie par les continentaux de Tue-Tue-Paon-Paon attirés par la fièvre de l’or; à force de courage et d’astuce, l’immigré Quatre-Mains-à-l’Ouvrage – balayeur municipal de son état – parvient à les renvoyer à la mer.

Sur un ton à la fois ailé et vitriolé, sont brocardés le colonialisme, le mépris de la différence ainsi que l’exploitation de la Nature et de l’Homme. Le propos fait naturellement écho aux mouvements d’autodétermination de l’époque – la considération des colonisés est une antienne dans l’œuvre du poète (que l’on songe aux fameux Contes pour enfants pas sages ou à Bim le Petit âne); la figure de l’étranger, elle, animait déjà Etranges étrangers publié une année plus tôt.

Siège de l’utopie sociale, le motif de l’île puise aux meilleures sources: après les îles Fortunées de Pline l’Ancien, celle édifiante de Thomas More, mentionnons Rabelais et son savoureux Quart-Livre ou Marivaux et sa subversive Ile aux esclaves. Sans doute Le supplément au voyage de Bougainville de Diderot et sa dénonciation de l’amoralité des Européens, de leur intolérance et de leurs besoins factices inspirent-ils aussi nos duettistes.

On connaît Prévert, le poète contagieux, chansonnier et scénariste admirable, rêveur sensible, fraternel, farcesque et libre, passé par le mouvement surréaliste puis animateur du Groupe Octobre – légendaire troupe de théâtre ouvrier.

On connait moins le dessinateur François, né en Roumanie, publicitaire, caricaturiste puis affichiste et peintre. Son trait alerte et fruste marie finesse et dérision; il semble annoncer les univers de Tomi Ungerer ou Arnold Lobel. François n’a pas – à proprement parler – agi en qualité d’illustrateur: le projet des Iles est né d’un «communer» véritable, de multiples conversations entre les deux hommes – le dessinateur se mettant le premier à l’ouvrage. De fait, souvent la mise en page proposée voit l’image précéder le texte. Ni fautifs, ni importuns, ces décalages tisonnent l’imagination des lecteurs.

Aux «calembours visuels» de l’un répondent les coq-à-l’âne suggestifs de l’autre. La prose de Prévert se fait volontiers gouailleuse, incantatoire, amuse l’œil et n’oublie pas l’oreille. Leur poésie mêlée – qui compose une partition décalée du réel et charrie un bestiaire improbable (dont l’inévitable «serpent de mer») – est à la fois essentielle et brute, originale et évidente. Relevons ce touchant «vide comme une maison sans enfants», ce vivant nuancier: «aussi blanc qu’un morceau de sucre tremblant entre deux doigts blancs au-dessus d’un café noir brûlant» ou ce proverbe non encore patenté: «Autant chercher l’ombre du trou d’une aiguille dans les poches du soleil dormant sur un tas de foin.» Prévert exprime l’infinie miroitement de ce qui est en multipliant les inventaires à sa sauce, estimant ainsi jusqu’à la plus infime différence.

En dépit d’une écriture s’autorisant maints registres et degrés, nul moralisme, nulle démagogie, nulle bienveillance infantilisante. Comme l’écrit Janine Kotwica, critique spécialisée dans les arts graphiques, «jamais (les deux auteurs) ne se penchent vers (l’enfant), ils l’élèvent au contraire, ils ont foi dans ses capacités de compréhension, ils ne font aucune concession idéologique ni aucune simplification réductrice.»

L’entame comme le terme du livre ont retenu plus particulièrement notre attention. Parlant de Baladar (l’art en balade!), Prévert précise qu’il n’y avait pas là «de cuisiniers, de juges, de boulangers, de poètes ni de musiciens. Les indigènes faisaient eux-mêmes leur cuisine, leur justice, leur musique, leur poésie et leur pain.» Point de division du travail obtuse chez ces indigènes qui «n’oubliaient jamais (qu’ils) avaient été des enfants», mais une forme de polytechnie semblable à celle de l’«Homme tota » (on pense au premier chapitre de L’Idéologie allemande d’Engels et Marx, à l’art de William Morris infusant chaque jour et toutes choses voire au mythique Protée).

Quand vient le dénouement, dans leur fuite, les colons abandonnent un cinéma parlant. Foin d’actualités bonimenteuses et autres programmations martiales projetées jusque-là, les insulaires entreprennent de faire leur cinéma «comme ils faisaient leur pain». L’écran accueille alors «tout ce qui leur passait par la tête, tout ce qui leur venait du cœur. Quelques fois c’était beau, quelques fois c’était triste, quelques fois c’était drôle, mais toujours ça chantait en noir et en couleur.»

Il y a loin de cet art vivant, perpétuellement conjugué au présent, chevillé aux libres aspirations des insulaires à l’art des continentaux dont la pratique principale consiste à vendre des paons empaillés… La culture raide des «civilisés» semble combiner morbidité et lucre tandis qu’elle n’est, à Baladar, qu’exaltation quotidienne et partage.

En refermant le livre, nous demeure une bien tonique leçon: celle d’une poétique de résistance et d’émancipation, d’un rire incendiaire, d’une beauté qui affranchit, d’une émotion qui dégourdit et d’une légèreté – élan de l’être.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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