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Carl Vogt, progressiste et raciste

Juliet Fall, géographe, publie une BD à charge. Le bâtiment qui abrite son département porte le nom du scientifique et politicien genevois qui, au XIXe siècle, prônait la hiérarchisation des races et des sexes.
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Carl Vogt dans le journal "Die Gartenlaube", 1867. FRIEDRICH GUSTAV ADOLF NEUMANN/WIKIMEDIA COMMONS
Mémoire

«Pourquoi faut-il ­décoloniser la géographie?» Cette question, Juliet Fall, professeure au département de géographie de l’université de Genève, la pose dans son cours sur l’histoire et l’épistémologie de sa discipline. Elle y répond par ailleurs à sa manière en consacrant une bande dessinée à la figure de Carl Vogt (1817-1895). Dans ce pamphlet de six pages, elle s’adresse directement au naturaliste et médecin suisse d’origine ­allemande pour questionner sa présence persistante dans le paysage urbain. De ce matérialiste convaincu, aux convictions progressistes et anticléricales, Juliet Fall retient moins la contribution à la science que les écrits pétris de racisme et de misogynie.

> Lire notre édito: Un passé à dépasser

Une pensée affligeante sur l’inégalité des races et des sexes qu’on pourrait relativiser, car ancrée dans son époque. Le problème, c’est qu’August Christoph Carl Vogt a son buste bien en vue, à Genève, devant le bâtiment Uni-Bastions. Et son boulevard où se dresse, depuis 2015, une annexe de l’alma mater portant son nom. L’honneur de trop pour Juliet Fall, qui y a son bureau. Profitant du débat qui fait rage sur les statues honorant de douteux personnages, la géographe lance son pavé dans la mare. Nous sommes allés à sa rencontre pour parler de sa BD, à télécharger gratuitement en ligne.

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Comment vous est venue l’idée de cette BD?

Juliet Fall: La décision de nommer ce bâtiment en l’honneur de Carl Vogt en 2015 avait fait réagir, mais finalement le nom de l’artère où il se trouve avait été retenu par commodité. Ma démarche s’inscrit dans le sillage du collectif L’Escouade, dont le projet «100 Elles» soutenu par la Ville de Genève a rebaptisé symboliquement une centaine de rues. Le boulevard Carl-Vogt est ainsi devenu boulevard Jeanne Hersch. Lors de la Grève des femmes, en 2019, plusieurs collègues ont mené une action avec une banderole allant dans le même sens.

Que reprochez-vous à Carl Vogt?

Il a cherché à légitimer un préjugé très en vogue dans les académies au XIXe siècle, celui de l’inégalité des races. Sa crainte était une dilution, un affaiblissement des caractéristiques de la race blanche par le mélange. C’est de la mauvaise science: on compare la taille des crânes, comme on le fait pour les grands singes, afin de prouver la supériorité de la race blanche. Carl Vogt place les «Germains» et les «Nègres» aux deux extrémités de l’évolution.

Les femmes ne sont pas beaucoup mieux loties.

Dans ses Leçons sur l’homme ­publiées en 1865, Carl Vogt écrit que le crâne des femmes blanches se rapproche plus de celui du «nègre» que de l’homme blanc. Le degré d’évolution moindre des femmes sur l’échelle de la race les voue à la conservation des valeurs ­immuables, de la famille, etc.

 

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«On a une responsabilité, nos étudiants ne sont plus les mêmes qu’il y a cinquante ans»

Ces travaux ont-il de l’écho?

A l’époque probablement. On retient surtout que Darwin remercie Carl Vogt pour son soutien sur la théorie de l’évolution, ce dernier signant une préface dans une traduction de son œuvre («De la variation des animaux et des plantes à l’état domestique», ndlr). En revanche, Karl Marx s’en prend violemment à lui et perd un an de sa vie à écrire un livre, Herr Vogt, où il l’accuse d’être un espion à la solde de Napoléon III.

S’en prendre à Carl Vogt aujourd’hui, c’est faire de l’anachronisme?

On choisit ses héros! Que Carl Vogt possède son buste ancien est une chose – on peut se demander si sa place n’est pas plutôt dans un musée, même si personne n’y prête vraisemblablement attention en passant devant. Choisir de nommer un bâtiment académique en son honneur au XXIe siècle est plus problématique. Personnellement, ça me contrarie de voir figurer son nom en signature de mes emails, qui plus est, dans une Faculté des Sciences de la société. On a une responsabilité, nos étudiants ne sont plus les mêmes qu’il y a cinquante ans. On doit penser le présent de nos disciplines en dialogue avec leur passé. Ma bande dessinée peut contribuer au débat.

Vos origines anglo-saxonnes vous ­prédisposent-elles à une critique postcoloniale, moins marquée dans la sphère académique francophone?

Je ne peux nier l’influence des postcolonial studies, ni des écrits ­féministes. Comme immigrée, je pose aussi un regard distancié sur Genève, où la liberté académique, il faut le souligner, est totale. Cela doit nous encourager à décoloniser l’université et à dépasser les schémas patriarcaux.

COLLABORATION PHILIPPE BACH

un héritage contrasté

Au XIXe siècle, on pouvait être un érudit, démocrate fervent, anticlérical opposé à l’esclavage, et en même temps convaincu de la hiérarchie des races et de l’infériorité féminine. Ce fut le cas de Carl Vogt, figure tutélaire de l’alma mater genevoise. Les plaquettes et articles que lui consacre l’institution mentionnent les aberrations de ses Leçons sur l’homme, mais elles insistent surtout sur le rôle joué par le «Darwin allemand» dans la transformation de l’Académie de Calvin en une université moderne, ouverte sur le monde. Le tout-puissant recteur milite même pour l’entrée des femmes à la Faculté de ­médecine.

«Carl Vogt est un homme de gauche, son progressisme lors du Printemps des peuples en 1848 lui vaut d’être exilé d’Allemagne, rappelle Françoise Dubosson, historienne qui a contribué en 1995 à un colloque sur le personnage. C’est toute sa contradiction: son matérialisme forcené le pousse à soutenir la théorie de l’évolution décriée par l’Eglise, mais il participe à la classification absurde des races humaines au même titre que Louis Agassiz (naturaliste et glaciologue raciste, ndlr), auprès de qui il a étudié à Neuchâtel.» Carl Vogt n’est pas anthropologue, son champ d’études est d’abord la faune marine. «Ses Leçons sur l’homme sont une compilation de recherches existantes à destination du grand public. Il a été un propagateur de ces idées, plus qu’un théoricien.»

Il faut dire que la science de l’époque est obsédée par l’organisation, la hiérarchisation. «Sans connaissance de l’ADN, les scientifiques se fondaient sur les caractéristiques visibles, comme la couleur de peau, la forme et la taille du crâne. On sait aujourd’hui qu’elles ne sont pas déterminantes», note Françoise Dubosson. Au XXIe siècle, la génétique des populations a définitivement récusé l’existence de races biologiques au sein de l’espèce humaine. Reste que le racisme n’était pas une fatalité: le géographe libertaire Elisée Reclus, contemporain de Carl Vogt, prônait la fraternité humaine et le mélange des ­populations. RMR

Culture BD Histoire Roderic Mounir Mémoire Racisme

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