Chroniques

La santé au travail en temps de pandémie

Chronique des droits humains

La décision bienvenue de fermer des chantiers et des usines dans plusieurs cantons a ouvert un débat sur les priorités du pays. Faut-il prendre les mesures nécessaires pour assurer la santé des travailleurs-euses ou faut-il assurer le maintien de l’activité économique afin d’atténuer la crise économique qui s’annonce? Cette approche met deux intérêts en balance, comme s’ils étaient équivalents. Pourtant, s’il n’existe pas de droit au profit, il existe bien un droit à la santé protégé par le droit international.

L’Organisation mondiale pour la santé (OMS) a inscrit dans sa Constitution que «la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain». De la même manière, les Etats parties au Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC, ratifié par la Suisse) ont reconnu expressément ce droit1>PIDESC (Pacte ONU I), art. 12 al. 1.. La Cour européenne des droits de l’homme considère elle aussi que les Etats parties ont l’obligation de mettre en place des mesures appropriées pour assurer la protection de l’intégrité physique des personnes relevant de leur juridiction2>CourEDH Vasileva c. Bulgarie, no. 23796/10, § 63 et jurisprudence citée..

Les textes internationaux précisent que ce droit à la santé s’applique au monde du travail. La Confédération est notamment tenue, en vertu du PIDESC, de prendre les mesures nécessaires pour «assurer l’amélioration de tous les aspects de l’hygiène du milieu et de l’hygiène industrielle» ainsi que «la prophylaxie et le traitement des maladies épidémiques et professionnelles, ainsi que la lutte contre ces maladies»3>PIDESC (Pacte ONU I), art. 12 al. 2 let. b et c..

Les instruments de l’Organisation internationale du travail (OIT) couvrent aussi la santé des travailleurs-euses. Ainsi, la Convention de l’OIT sur le cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail leur reconnaît un droit «à un milieu de travail sûr et salubre» et impose aux gouvernements de combattre et réduire au minimum les sources des risques et des dangers imputables au travail.4>Convention (n° 187) sur le cadre promotionnel pour la sécurité et la santé au travail, 2006. Contrairement à l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, l’Espagne et 45 autres Etats, la Suisse a pour l’instant refusé de ratifier ce texte. Notre pays est toutefois partie à deux instruments sectoriels de l’OIT qui contiennent des dispositions contraignantes pouvant être invoquées durant la pandémie: la Convention sur les prescriptions de sécurité dans le bâtiment5>Convention (n° 62) sur les prescriptions de sécurité (bâtiment), 1937. et la Convention sur les travailleuses et travailleurs domestiques6>Convention (n° 189) sur les travailleuses-eurs domestiques, 2011..

La première pose l’obligation pour le gouvernement de s’assurer que toutes les personnes travaillant dans le bâtiment disposent de «tout l’équipement de protection personnelle nécessaire et en état d’utilisation immédiate». Face à la pénurie de matériel de protection que le pays connaît aujourd’hui jusque dans le secteur hospitalier (masques, désinfectants, gants…), on voit mal comment cette obligation peut être respectée sur les chantiers qui resteraient ouverts. Cette Convention exige également du gouvernement qu’il dispose d’un système d’inspection garantissant une application effective des dispositions législatives sur la sécurité dans le secteur. Or, dans la plupart des cantons suisses, les services d’inspection de travail sont en sous-effectif et, de ce fait, dans l’impossibilité de procéder à une surveillance conforme aux obligations internationales.

La deuxième Convention impose au gouvernement de prendre des mesures afin d’assurer la sécurité et la santé des travailleuses-eurs domestiques et de prendre en compte les risques spécifiques au secteur. Le travail domestique, occupant pourtant principalement des personnes en situation précaire et exposées à des risques de contamination accrus semble avoir été oublié par le Conseil fédéral. Ces personnes restent aujourd’hui tenues de se présenter à leur poste, malgré l’impossibilité évidente de maintenir des distances (comment s’occuper d’enfants et de personnes âgées sans contacts?). Si elles sont «vulnérables à risque» du fait de leur âge ou de leur état de santé, le télétravail domestique étant exclu, la seule alternative sera l’octroi d’un congé avec salaire payé7>Ordonnance 2 sur les mesures destinées à lutter contre le coronavirus, art. 10c al. 1.. Celui-ci sera difficilement accordé si le travail n’est pas entièrement déclaré. Et de toute façon, aucun mécanisme de contrôle ne semble avoir été mis en place. Dans ce secteur en particulier, l’inaction du gouvernement constitue une violation crasse de ses obligations internationales.

On soulignera d’ailleurs que si les ordonnances du Conseil fédéral ont prévu un nouveau délit punissant d’une peine allant jusqu’à trois ans l’organisation d’une manifestation publique ou d’une activité associative, il n’a pas jugé utile d’étendre la sanction au non-respect des dispositions protégeant le droit au salaire du travailleur-euse malade8>Idem, art. 10d.. Le patrimoine des employeurs et des employeuses malhonnêtes demeure ainsi mieux protégé que la liberté de réunion.

Ces textes, souvent méconnus, sont des instruments utiles en temps de crise. Ils permettront de rappeler aux autorités leurs obligations d’assurer un lieu de travail sain et salubre ou, lorsque cela est impossible, d’interrompre l’activité concernée. A défaut, passée la crise, la responsabilité des autorités pourra être exposée devant des instances nationales et internationales. La santé des travailleurs-euses vaut plus que les profits: ce n’est pas un slogan, mais un principe de droit international.

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Notre chroniqueur est avocat au Barreau de Genève, coprésident de l’Association des juristes progressistes.

Opinions Chroniques Olivier Peter

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