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La culture frappée de plein fouet

Après le Cully Jazz, Voix de Fête: les annulations de manifestations culturelles se succèdent en Suisse, avec des conséquences financières de plus en plus lourdes à porter. Pour les structures et les artistes.
La culture frappée de plein fouet
L’édition 2020 de Voix de Fête a été purement et simplement interdite par l’Etat de Genève. IRINA POPA
Coronavirus

Les milieux culturels suisses attendent avec anxiété vendredi, jour de la prochaine conférence de presse du Conseil fédéral sur le coronavirus. Après l’annulation des manifestations de plus de 1000 personnes prononcée le 28 février, on craint évidemment l’annonce de mesures plus drastiques encore. Lesquelles mettraient à genoux un secteur touché de plein fouet – Bilan évoque un milliard de francs de pertes pour l’événementiel suisse –, avec son rituel désormais quotidien de douloureuses annulations. Après le FIFDH, le FIFF, les Rencontres 7e art ou le Cully Jazz lundi, la dernière victime en date est Voix de Fête, à Genève (lire ci-dessous).

Au Cully Jazz, on s’attend au pire: en tant qu’association à but non lucratif, le festival génère plus de 70% de ses recettes grâce au public. Ainsi, cette annulation «met en péril» la survie du festival, «d’autant qu’il ne possède aucune assurance capable de couvrir les pertes d’une annulation en cas de force majeure», communique-t-il, tout en encourageant les détenteurs de billets à ne pas demander de remboursement.

Perte de billetterie

A Genève, le Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH) a partiellement lieu, mais en ligne: nombre de conférences sont diffusées par internet. Ce soir par exemple, on pourra suivre en livestream un grand entretien avec Abdulaziz Muhamat, lauréat du Prix Martin Ennals l’an dernier. Un plan B organisé en quarante-huit heures à peine et qui comprend aussi des collaborations avec d’autres festivals suisses, où seront montrés certains des films programmés. Pour autant qu’ils aient lieux.

Cette présence en ligne ne rapportant rien, la manifestation fera face à un important manque à gagner. «La seule perte des recettes de billetterie représente pour le FIFDH un manque à gagner estimé à 180’000 francs environ», nous communique le festival. Et impossible pour l’heure de savoir si les subventions publiques et privées seront maintenues, même pour ce qui est des 370’000 francs de la Ville de ­Genève. L’avenir n’est donc pas assuré, ici non plus.

A Genève, le Grand Théâtre a décidé de réduire sa jauge pour respecter la limite des 1000 places maximales recommandée par la Confédération. Dans les festivals, c’est plus compliqué: «La tenue partielle des activités pour respecter la limite (…) ne semble pas satisfaisante sur les plans sanitaires, artistiques et financiers au regard de ce que prévoit une édition normale», commente par exemple le Cully Jazz.

Fréquentation stable

Dans les théâtres, on temporise: avec des jauges en grande majorité en deçà de la limite des 1000 places autorisées, les annulations n’ont pas été nécessaires. Aussi, les salles contactées à Genève (Comédie, Grütli) et à Lausanne (Vidy, Arsenic) n’ont pas observé de baisse notable du nombre de spectateurs ces deux dernières semaines. «Notre fréquentation a même été meilleure ce dernier week-end que le précédent», note-t-on à La Comédie.

Aucune de ces institutions ne compte prendre de mesures spéciales ces prochains jours, «mais appliquera les décisions du médecin cantonal et de la Confédération», explique Patrick de Rham, directeur de l’Arsenic. «On conseillera de se laver les mains au même titre qu’on demande d’éteindre les portables», glisse Vincent Baudriller, à la tête du Théâtre de Vidy. Avec l’Arsenic et Les Printemps de Sévelin, son institution organise dès le 25 mars la sixième édition du festival des arts de la scène Programme commun, a priori maintenue.

Depuis la semaine dernière, de plus de voix s’élèvent pour demander que la Confédération aide les milieux culturels touchés par le coronavirus. Une requête que la Berne fédérale assure prendre au sérieux: un groupe de travail du Secrétariat d’Etat à l’économie, de l’Office fédéral de la culture et de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia invite jeudi un panel d’associations culturelles à une audition – ProCinema, Petzi, SONART, Suisseculture, etc.

Artistes perdants

Au-delà d’une aide fédérale aux structures, Patrick de Rham ­estime que «ce sont les artistes et les travailleurs du secteur culturel qu’il faut protéger en particulier», par le biais d’un dédommagement étatique. En cas de force majeure, rappelle le directeur, les contrats liant les institutions aux artistes et aux auxiliaires perdent leur validité. «Pour le coup, ce sont les artistes les grands perdants: on leur signifie du jour au lendemain que le spectacles est annulé, sans aucune compensation.»

Et chaque maillon de la chaîne de répercuter les conséquences de cette annulation sur l’échelon suivant: le théâtre ne touche pas la billetterie et annule les contrats avec les compagnies, qui annulent à leur tour les contrats avec les interprètes et les techniciens, et ainsi de suite.

Cinéma: James Bond attendra

Dans les salles obscures, avec son titre programmatique, le dernier James Bond Mourir peut attendre est repoussé d’avril à novembre. Idem pour Miss de Ruben Alves, reporté à septembre, ou Pinocchio de Matteo Garrone, qui se cherche encore une nouvelle date de sortie. Ces grosses productions ont coûté cher, elles doivent rapporter un maximum d’argent: exclu de les sortir dans une période potentiellement creuse.

Or selon ProCinema, faîtière des exploitants de salles de cinéma et des distributeurs suisses de films, une baisse de fréquentation se serait fait sentir le week-end dernier. «Cependant, nous ne savons pas dans quelle mesure elle est due à la peur du coronavirus», explique René Gerber, secrétaire général. Il évoque alternativement la concurrence du beau temps et l’intérêt potentiellement limité des spectateurs pour les films au programme.

Côté musées, si certaines petites structures ont observé des baisses de fréquentation parfois importantes ces derniers jours, ce n’est pas forcément le cas des grandes institutions. Ainsi, au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, on a comptabilisé une moyenne confortable de mille visiteurs par jour. SSG

Voix de Fête annulé, un secteur asphyxié

Voix de Fête a tout fait pour l’éviter, mais la catastrophe a eu lieu quand même. Mardi, le festival genevois de chanson francophone s’est vu signifier par la Direction générale de la santé l’interdiction pure et simple de l’édition 2020, qui aurait dû avoir lieu du 16 au 22 mars. Le médecin cantonal a apposé sa signature au bas d’une longue liste de motifs ­faisant du festival un multiplicateur potentiel du coronavirus. Promiscuité d’un public jeune dans des lieux confinés, traçabilité insuffisante en raison d’une fréquentation (public, artistes, professionnels) de toute la francophonie, etc.

«Notre priorité est d’éviter le défaut de paiement et de préserver Voix de Fête», explique Guillaume Noyé, coordinateur de la manifestation avec Priscille Alber. Le maintien de la subvention publique et le soutien des sponsors, s’ils se confirment, couvriront les frais fixes. Pour défrayer les artistes et techniciens, trois options de remboursement du billet sont proposées au public: l’intégralité, la moitié du prix ou le don de la totalité.

Concerts à huis clos

Dans un contexte incertain, les organisateurs doivent s’adapter. L’AMR maintient son festival jazz qui démarre ce mercredi. Seul le concert phare des vétérans Dave Holland et Kenny Barron est susceptible d’être annulé. Auquel cas un bon boisson serait offert au public avec le concert ­d’ouverture. Le nom et le numéro de téléphone des spectateurs ­seront recueillis sur une base volontaire et détruits après quinze jours. «Nous comptons sur l’esprit de responsabilité du public», insiste Anne Fatout, en charge de la communication.

Archipel, festival de musique contemporaine qui démarre le 26 mars, maintient ses concerts mais dépend en partie de ses partenaires – Haute Ecole de musique, Ensemble Contrechamps ou Grand Théâtre, lequel limite déjà sa jauge au-­dessous de la barre des 1000 places. Celle du ­Victoria Hall le sera aussi. En revanche, la venue du compositeur Brian Ferneyhough, 77 ans, n’est plus d’actualité. La Californie, où il vit, ayant été placée en état d’urgence, son voyage à destination de l’Europe n’était pas raisonnable. Archipel songe à un remplaçant et, le cas échéant, imagine des concerts à huis clos enregistrés par Espace 2, partenaire du festival.

Du côté des Docks de Lausanne, Jolan Chappaz, responsable communication, met l’accent sur la prise au sérieux du virus et les mesures appliquées. «Sans tomber dans l’outrance, car le public vient au concert pour passer un bon moment». Limitation du nombre de billets mis en vente (la jauge normale excédant 1000 places), affichage des consignes officielles, ventilation et nettoyage renforcés.

N’empêche, IAM qui affichait complet à la fin du mois annule toute sa tournée – il y aura un report de la date, assurent les Docks. Dionysos est en ballottage, la situation française étant volatile. Les Cowboys Fringants de Montréal annulent leur tournée européenne, la date du 24 mars à l’Arena est reportée au 14 novembre. Les fans d’Alain ­Souchon croisent les doigts pour le 9 avril.

Chômage technique

C’est tout un écosystème qui est ébranlé. Avec une charge de travail supplémentaire, des frais ­engagés à perte et un effet «entonnoir» des dates reportées. «Si ça se prolonge au-delà d’un ou deux mois, je devrai mettre mes sept salariés au chômage technique», déplore Patrick David, de l’agence lausannoise Two Gentlemen. Mardi matin, il a appris l’interdiction de tout événement de plus de 100 personnes en République tchèque où devait passer Erik Truffaz, dont il gère les tournées. Au total, sept dates annulées et un manque à gagner de 40 000 euros. «Sophie Hunger sort un album en juin, elle annoncera ses dates en avril. Si ça se trouve, rien de tout ça n’aura lieu. On n’a aucune visibilité.»

Et même si la propagation du virus ralentit, le mal sera fait. «Le trauma du public aura un effet durable», prédit Patrick David. Les milieux professionnels demandent donc des mesures urgentes. L’harmonisation des mesures cantonales, la création d’un fonds d’indemnisation, l’accès au chômage partiel y compris pour les indépendants (qui n’y ont pas droit) sont demandés par Petzi, faîtière de 115 salles et 85 festivals suisses, représentant 4000 employés.