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Les tuk-tuk, «ambulances de la nation»

Le bilan humain est lourd: en trois mois, la répression  des manifestations antigouvernementales a fait des centaines de morts et des milliers de blessés. Sur place, Caitlin Ryan, membre de Médecins sans frontières, a recueilli le témoignage d’un jeune conducteur de tuk-tuk. Avant d’être hospitalisé, ce dernier faisait office d’ambulancier de fortune, en employant son tricycle à moteur à l’évacuation des blessés du cœur des manifestations.
Irak

Le 1er octobre 2019, des manifestations contre le gouvernement irakien et son incapacité à fournir des services de base, à créer des emplois et à éradiquer la corruption ont éclaté à Bagdad, avant de se répandre au sud du pays. Les forces de l’ordre y ont répondu violemment, au moyen de gaz lacrymogènes, grenades paralysantes et tirs à balles réelles. Les innombrables manifestants blessés ont été référés dans les hôpitaux de Bagdad, où les équipes de Médecins sans frontières fournissent du matériel médical d’urgence1>Amnesty International dénombre au 23 janvier plus 600 morts depuis octobre dans le cadre des manifestations; l’ONG CCFD-Terre solidaire fait état de 25 000 blessés (ndlr).. La capacité du centre de réhabilitation médicale de Bagdad (BMRC) a également été augmentée afin de pouvoir offrir des soins postopératoires au plus grand nombre de patients. Parmi les blessés, il y avait Ali Salim, vingt ans, conducteur de tuk-tuk et ambulancier improvisé dans le transport des blessés vers les hôpitaux, avant d’être lui-même blessé à la jambe. Rencontre.

«Dès le 1er octobre, ils ont commencé à tirer sur les manifestants. Comme je suis conducteur de tuk-tuk – ‘l’ambulance de la nation’, comme on nous appelle – j’ai commencé à évacuer les blessés, explique-t-il. Les blessures m’ont choqué. Certains ont été touchés par des grenades ‘fumigènes’ (lacrymogènes) à la tête, d’autres aux jambes. Il m’était impossible de rentrer chez moi, d’enfouir ma tête dans un coussin et m’endormir.»

Après avoir été touché par une grenade paralysante, Ali a été emmené dans un hôpital pour se faire opérer. En temps normal, deux semaines d’hospitalisation lui auraient été nécessaires pour se rétablir, mais voyant l’afflux de patients blessés, il a décidé de quitter l’hôpital contre l’avis médical et de reprendre son tuk-tuk. «Je pensais que je pourrais rassembler mes forces, me lever et conduire mon tuk-tuk pour sauver davantage de personnes» dit-il. Ali est sorti de l’hôpital au bout de deux jours seulement.

Rapidement de retour au cœur des manifestations, il avait l’intention de continuer à transporter les blessés depuis le pont al-Jumhouriyah reliant la place Tahrir à la «zone verte» où se trouvent les bâtiments gouvernementaux et les ambassades étrangères. «Quand on arrive sur le pont, on éteint les phares, mais ils nous mettent en joue et tirent. A ce moment, j’ai tendance à tourner la tête sur le côté pendant que les gaz lacrymogènes, les grenades ou les balles pénètrent dans le pare-brise. C’est comme si vous regardiez un film de Bollywood», raconte Ali, encore étonné d’être en vie à ce jour.

Le 7 novembre dernier, alors qu’il posait pour les journalistes avec son tuk-tuk endommagé, un volontaire médical lui a demandé de l’emmener sur le pont d’al-Shuhada où des tirs à balles réelles avaient été signalés. Sur place, Ali et le médecin identifient trois blessés. Le soignant demande aux forces de sécurité la permission de venir en aide aux blessés, en levant les mains au-dessus de sa tête. Les policiers refusent. «Il m’a regardé, a souri et m’a dit: ‘fils, attends ici’», poursuit Ali, décrivant les derniers mots prononcés par le médecin, atteint d’une balle dans la poitrine dès ses premiers pas en direction des blessés.

Choqué, Ali s’est précipité pour l’évacuer ainsi que les autres blessés. Mais alors qu’il s’apprêtait à retourner se mettre à l’abri, ses yeux ont croisé ceux d’un autre blessé. «C’était un vieil homme, j’étais bouleversé.» Alors qu’il s’approchait de l’homme, un membre des forces de sécurité a crié à Ali de reculer avant de lui loger une balle dans la cuisse, à bout portant. Ali a été emmené une nouvelle fois à l’hôpital pour y être opéré et son tuk-tuk a disparu depuis.

Notes[+]

Notre invitée est membre de Médecins sans frontières-Suisse à Bagdad.

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